Comptes-rendus de lecture
Jiang Rong, Le Totem du loup (traduit par by Yan Hansheng and Lisa Carducci)
Noël Dutrait
1Publié en 2004 en Chine aux éditions Changjiang wenyi chubanshe, le roman de Jiang Rong Lang tuteng, Le Totem du loup, a connu aussitôt un succès phénoménal. L’auteur de ces lignes a pu alors constater par lui-même ce succès en Chine où les librairies regorgeaient de piles de l’ouvrage. L’auteur, Jiang Rong, le pseudonyme de Lü Jiamin, un activiste du mouvement de la place Tiananmen de 1989, chercheur en sciences sociales et mari de Zhang Kangkang, célèbre écrivaine, a laissé planer le mystère sur son identité, refusant les interviews pendant plusieurs mois. Ancien jeune instruit ayant vécu 11 ans en Mongolie intérieure avant de devenir enseignant-chercheur en sciences politiques à Pékin, Jiang Rong livre dans ce récit, qu’il a mis une vingtaine d’années à écrire, sa conception de l’histoire de la Chine et de ses relations avec les Mongols sous la forme à la fois d’un témoignage direct et du roman. Dès sa parution, cette oeuvre a déclenché les polémiques. Pour de nombreux Chinois, la thèse défendue était inacceptable : les Mongols, peuple de nomades adeptes de l’esprit du loup, sont parvenus à dominer le monde, alors que les Chinois, peuple de cultivateurs adeptes de l’esprit du mouton, n’ont pas su résister aux invasions étrangères et ont dû subir l’oppression dès le début du XIXe siècle. Naturellement, on pouvait en déduire que si les Chinois parvenaient à s’inspirer de cet « esprit du loup », un avenir radieux s’ouvrirait devant eux. C’est ce que dit le PDG de la société Hai’er, Zhang Ruimin, cité sur la quatrième de couverture : « Après avoir lu Le Totem du loup, j’ai compris qu’il valait la peine d’emprunter beaucoup de manières de combattre utilisées par les loups : ne pas livrer combat sans préparation, savoir choisir le meilleur moment pour frapper, attaquer par surprise… » Certains ont reproché au roman ses erreurs historiques, d’autres y ont vu des relents de nationalisme et même d’un appel au militarisme. Mais, comme le souligne Pascale Nivelle dans un article paru dans Libération à la sortie de la traduction en France en 2007, la plus grande surprise est venue de l’intérêt que les milieux économiques ont porté à ce roman qui est devenu selon elle « la bible des libéraux chinois1».
2La traduction en français est signée par Yan Hansheng et Lisa Carducci, avec une mention curieuse indiquant que « l’édition française est établie par Boris Martin », sans que l’on sache exactement en quoi consiste ce travail d’édition. Le roman est présenté au public français comme « un fascinant roman d’aventure », le « récit d’une initiation , celle de Chen Zhen, jeune étudiant chinois qui doit apprendre au contact des tribus mongoles, comment survivre… ». Même si plus bas on indique que « comme son héros Chen Zhen, Jiang Rong a passé 11 ans sur la steppe pendant la Révolution culturelle en compagnie des Mongols et des loups », le lecteur français peut penser qu’il s’agit là seulement d’un roman d’aventure tant la portée philosophique est mise en sourdine dans la quatrième de couverture, de même que le contexte de la Révolution culturelle.
3L’accueil de la presse française a été élogieux. Plusieurs articles insistent sur le fait que le roman a obtenu le premier prix Man de littérature asiatique et que 24 pays en ont acheté les droits. Des droits très élevés puisque l’éditeur français a dû débourser 50 000 euros pour les acquérir. Fait assez rare dans l’édition française, l’éditeur a consacré à ce livre un site Internet : http://www.letotemduloup.fr ! On y trouve une présentation de l’auteur et un entretien avec lui, des articles de presse, toutes sortes d’informations sur le livre, et l’on peut même, en cliquant à l’endroit adéquat, entendre le hurlement du loup…
4Dans Le Monde, Alain Beuve-Méry écrit : « Si Le Totem du loup a rencontré un si vif succès en Chine, c’est parce qu’il a déclenché, dès sa parution, de vives polémiques, en raison de son contenu fortement subversif. Il a entraîné de nombreux débats sur Internet. Il a été applaudi par des hommes d’affaires, des intellectuels, des enseignants de littérature, des journalistes et par le grand public, mais a aussi fait l’objet de violentes attaques de la part des défenseurs du confucianisme, des ultranationalistes et des tenants de l’aile conservatrice du Parti communiste chinois qui ont demandé son interdiction – et la demandent toujours, alors que le roman est présent dans les bibliothèques et fait même l’objet de thèses de doctorat. » Il le définit ensuite de la manière suivante : « Il s’agit d’un roman philosophique, au contenu autobiographique qui comprend plu sieurs niveaux de lecture. L’action se situe en Mongolie intérieure. Le personnage principal découvre et se sent attiré par la culture du peuple mongol épris de liberté et qui a le loup pour totem. « Aussi longtemps que le peuple chinois se comportera comme des moutons, le dragon (symbole de l’autorité) pourra vivre tranquille », expliquait Jiang Rong, dans un entretien accordé en novembre 2005 au New York Times : c’est pourquoi il exhorte ses compatriotes à « se transformer en loups2. »
5La plupart des critiques publiées en France ont été laudatives, mais aux États-Unis, certains articles ont été beaucoup plus sévères. Dans le numéro du 4 mai du New York Times, Pankaj Mishra termine son article par ces mots : « Il semble étrange que les censeurs chinois ne se soient pas arrêtés sur la mise en accusation de l’impérialisme han. Il est encore plus remarquable qu’un roman aussi morose et lourdement didactique soit devenu un énorme succès de librairie, dépassé seulement par le petit livre rouge de Mao. Ce succès est peut-être dû, au moins en partie, à son discours exhortant les Chinois à imiter l’esprit pionnier des Occidentaux. Cependant, Le Totem du Loup fait aussi écho à une large inquiétude au sujet de la dégradation physique et morale du pays, au moment où des millions de migrants quittent la campagne en quête d’un mode de vie de classe moyenne qui n’est pas écologiquement viable. Les qualités littéraires du roman sont ténues, et la volonté apparente de l’auteur de transformer le caractère national chinois grâce à un écologisme éclairé est sapée par ses arguments de boy-scout en faveur de l’endurcissement. Mais peu de livres sur la Chine actuelle peuvent égaler Le Totem du Loup comme carnet de route des représentations troublées de soi d’un nombre immense de personnes qui avancent en trébuchant, se débattant avec des vérités difficiles, vers la modernité3. »
6Finalement, avec le recul, quelle vision peut-on avoir de ce roman, objet très original dans la production littéraire de ce début de XXIe siècle où dominent les romanciers confirmés tels Yu Hua, Mo Yan, Han Shaogong, Yan Lianke et beaucoup d’autres ?
7Le premier point qui me paraît important est le fait qu’un Chinois de l’ethnie majoritaire han, se pose des questions d’ordre philosophique, historique et éthique au sujet d’une ethnie minoritaire, les Mongols, non seulement sans mépris, mais en plus avec de l’admiration. D’autres écrivains d’ethnie minoritaire ont glorifié leur passé et leur mode de vie (par exemple Zhang Chengzhi), mais à ma connaissance, très rares sont les écrivains han à avoir consacré une oeuvre entière à une ethnie minoritaire sans condescendance ni exotisme. Pour renforcer la crédibilité historique du roman et de l’analyse qu’il propose, l’auteur donne, en tête de chaque chapitre, une citation d’un grand historien chinois (Sima Qian, Fan Wenlan, Livre des Han, Livre des Wei) ou même occidental, comme au chapitre 20 où il cite L’Empire des steppes de René Grousset qui a écrit : « Les cavaliers de mon père le Grand Khan étaient aussi courageux que les loups, tandis que nos ennemis étaient poltrons comme les moutons. »
8En second lieu, certains passages de ce roman possèdent indéniablement une puissance narrative qui a dû subjuguer les lecteurs chinois. Pour exemple, le chapitre 5 dans lequel loups et chevaux combattent, ou le chapitre 33 qui décrit la mort du louveteau, une mort qui a ému aux larmes nombre de lecteurs. Cependant, on est parfois confondu devant la naïveté de certaines réflexions sur le comportement des loups tel que l’analyse le héros du roman. Au chapitre 14, on peut ainsi lire au sujet du petit loup que le héros a capturé dans sa tanière et qu’il élève pour en étudier le comportement : « Pour le louveteau, la vie était aussi précieuse que la liberté : il voulait l’une et l’autre ! On retrouve parfois cette force d’âme chez les humains, comme les révolutionnaires tombés entre les mains du Guomindang ou des Américains, mais ces militants ne formaient qu’une petite élite de la nation chinoise. Chez les loups, c’était une qualité permanente, générale et transmise de génération en génération. Elle s’était également transmise au peuple mongol qui avait fait du loup son totem, respectant cet animal en tant que dieu de la guerre et maître ancestral4. » De même, au chapitre 11, une analyse de type « ethnologique » laisse songeur : « Les Occidentaux mangent avec un couteau et une fourchette, dévorent du boeuf saignant, consomment du fromage et du beurre. C’est pour cela qu’ils ont conservé une grande part de leur nature primitive et animale, bien plus que les peuples cultivateurs5. » Notons au passage que le mot « saignant » ne figure pas dans le texte original, mais a été rajouté par les traducteurs. On pourrait multiplier les exemples de ce type qui alourdissent considérablement la lecture de ce roman. Enfin, l’aspect écologique du roman occupe certainement une part dans son succès. Les descriptions de la steppe infinie et des transformations qui lui sont imposées et la détruisent n’ont pu que toucher les lecteurs tant chinois qu’occidentaux. Les dégâts que subit la chaîne écologique dans la steppe mongole sont maintes fois évoqués, mettant en valeur la sagesse des anciens qui savent depuis toujours qu’il ne faut pas exterminer les loups en trop grande quantité parce qu’ils se nourrissent des rats qui eux-mêmes dévastent la steppe lorsqu’ils sont trop nombreux.
9Certaines scènes de ce roman sont inoubliables. Les combats des loups et des chevaux sont particulièrement bien décrits, de même que les attaques de moustiques sur les hommes et les chiens qui en deviennent presque fous. On a cependant parfois l’impression que ce livre date déjà. En effet, le développement fulgurant de la Chine durant ces 30 dernières années infirme la théorie de l’auteur selon laquelle son pays peuplé par des agriculteurs animés par l’esprit du mouton ne parviendrait pas à devenir fort tant qu’il n’aurait pas adopté l’esprit du loup. Ou bien, en fait, ce développement ne serait-il pas précisément dû à un profond changement de mentalité qui donnerait raison à l’auteur ? En poursuivant le raisonnement, d’aucuns ont pu craindre que cet « esprit du loup » ne conduise la Chine d’aujourd’hui à développer un esprit expansionniste à l’image de l’Empire mongol. C’est sans doute pour cela que le sinologue allemand Wolfgang Kubin a pu accuser son auteur de véhiculer des idées « fascistes6», bien que Jiang Rong ait déclaré : « Je souligne les côtés positifs du loup : l’esprit de corps, l’attachement à la liberté et la force. Ce sont ces traits qui imposeront la démocratie en Chine. C’est parce que nous sommes des moutons que la dictature se maintient7.»
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Notes
1 Voir Pascale Nivelle, « L’Année du loup », Libération, supplément « Livres », 7 février 2008, p. II-III.
2 Voir Alain Beuve-Méry, « L’offensive mondiale du Totem du loup », Le Monde des livres, 11 janvier 2008
3 On peut consulter l’article sur Internet : http://www.nytimes.com/2008/05/04/books/
Noël Dutrait, « Jiang Rong, Le Totem du loup (traduit par by Yan Hansheng and Lisa Carducci) », Perspectives chinoises [En ligne], 2009/2 | 2009, mis en ligne le 01 juin 2009, consulté le 24 février 2015. URL : http://perspectiveschinoises.revues.org/5236
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Auteur
作者 : Noël Dutrait
Professeur de langue et de littérature chinoise à l’Université de Provence, France. 普罗文斯大学中国语言文学系教授
Plusieurs niveaux de lecture Chen Zhen, un « jeune instruit » chinois, en Mongolie,participe aux efforts des communistes pour sédentariser les nomadeset exterminer les loups. C’est le choc de la liberté, des vastes plaines, des chevaux et des loups, éléments essentiels del’écosystème. Cet équilibre sera bientôt détruit. Avec la mort des loups, les rongeurs prolifèrent et favorisent la désertification. Une réalité que chacun peut comprendre à Pékin où les vents de sable sont de plus en plus spectaculaires.
Les Mongols, nomades, sont des conquérants, des loups, bien différents des Chinois, agriculteurs et moutons, victimes de dictatures depuis des millénaires. Et le message est clair, les moutons doivent devenir des loups ! Le livre est soutenu par des entrepreneurs qui y ont vu une apologie de la compétition internationale, par des libéraux, dont fait partie l’auteur Jian Rong, qui soulignent que liberté et démocratie sont nécessaires. Un peuple sans esprit de liberté est facilement dominé, ce qu’a démontré l’histoire des invasions mongoles et mandchoues en Chine.
Des débats houleuxLes thèmes abordés peuvent inquiéter et certains, dont lesinologue Wolfgang Kubin, ont parlé de littérature fasciste.L’auteur s’en défend en soulignant que les mouvements nazis netraitaient pas les Allemands de moutons. Il insiste sur son approche libérale et croit que ledéveloppement économique va conduire à la démocratie et que pourla jeune génération, la liberté va de soi.
La littérature chinoise est-elle de la m... ?Par phaski, mardi 19 décembre 2006 à 09:22 :: General:: #153:: rss
Un professeur allemand, sinologue réputé, a créé une bellepolémique en Chine, dans la presse et sur l'internet, enqualifiant la littérature chinoise de "merde"(trash en anglais, je ne sais pas quel mot il a employé en allemandpuisque l'interview originale était sur la Deutsche Welle et quej'ai lu cette histoire sur l'excellent site anglophoneEastSouthWestNorth).WolfgangKubin, professeur d'études chinoises à l'université de Bonn,utilise d'abord le mot à propos de MianMian et Wei Hui, les "belles écrivaines" de Shanghaï.Puis il cite ses "amis chinois" qui réagissent à sapubllication d'un dictionnaire de la littérature chinoise au XX°siècle en lui disant "n'écris pas ce livre, il n'y a quede la merde"... Ou quelque chose comme ça... Bref, lesChinois sont piqués au vif, et le professeur est accusé de tous lescôtés. Une centaine d'articles depuis une semaine dans la pressechinoise, et des attaques sur tous les blogs et forums...
WolfgangKubin ne lance pas que des insultes. Il explique quand même qu'ilvoit une différence entre les écrivains d'avant 1949 et d'après,qu'il n'y a pas aujourd'hui de "LuXun", que l'association des écrivains chinois dont nousavons récemment parlé icine sert strictement à rien, et, qu'à part la poésie, il n'a pasbeaucoup de respect pour la création littéraire contemporaine. Ils'en prend aussi violemment au livre "letotem du loup" de Jiang Rong, un livre sorti en Chine en2004, qui a battu le record de prix pour sa traduction en anglais, etqu'il qualifie carément de "fasciste" (il invite les Han àse comporter dans le monde comme des loups pas comme des agnaux). Ilsouligne que les Chinois n'ont pas mis beaucoup d'importance dans lacréation artistique et littéraire dans leur développementaccéléré. Des propos très sévères, mais sont-ils totalementfaux ? Je ne suis pas d'accord sur le jugement global, et il y ades écrivains que je respecte énormément, comme MoYan que je lis avec passion. Mais parmi les plus jeunes, je doisbien avouer que je peine à y trouver mon compte. L'impact de lasociété marchande a été dévastateur sur la jeune littérature.Qu'en pensez-vous ? Des suggestions de lecture ?
记者 :Comment expliquez-vous, dans ces conditions, l’écho querencontre aujourd’hui la littérature chinoise ? WolfganKubin :Incontestablement, ces écrivains se vendent extrêmement bien,non seulement en Chine même, mais aussi en Occident. Les critiquesque je formule reposent évidemment sur les critères de qualitélittéraire qui sont les miens. J’ai, comme mes collèguesspécialistes, une conception élitiste de la littérature, que legrand public ne partage pas. La lecture est pour lui undivertissement. Il veut du crime, du sexe et de grandes histoires,denses et pleines d’action : des « sagas », commecelles élaborées par JinYong, un Hongkongais qui reprend les vieilles histoires de capeet d’épée.
Lorsque des écrivains français ou allemands publient ce genre delivre, on les range dans la catégorie du divertissement pour unlectorat qui ne veut pas trop réfléchir. Pourquoi avoir un jugementdifférent sur un écrivain chinois contemporain ?
Mo Yan à Paris, le 23 juin (Pierre Haski/Rue89)
Même le célèbre MoYan(photo ci-contre), malgré ses débuts prometteurs,cède désormais à la facilité et écrit des romans à la manièretraditionnelle, en utilisant à outrance le vieux ressort del’allégorie pour exprimer ses critiques sociales. C’est duJonathan Swift, mais avec deux siècles de retard !
Prenez LeTotem du loup, cet incroyable bestseller planétaire de JiangRong : c’est du Jack London version chinoise, en moins bon !Jiang Rong reconnaît d’ailleurs lui-même cette influence. Lesauteurs chinois contemporains n’apportent strictement rien denouveau : ils sont dépassés. Personnellement, je suis fatiguéde ces mauvaises resucées de chefs d’oeuvre anciens. Et je passesur les idées à connotation fasciste qui irriguent Le Totem duloup ! Les éditeurs occidentaux ont coupé plusieurs passagesde la version originale. (...) Les succès de Han Han ou de Yu Hua, dont le romanBrothersa été salué en France, ne tient-il pas aussi à leur façon detémoigner de la vie des générations actuelles ?
À croire que les lecteurs ne savent pas ce qu’est la Chined’aujourd’hui et ont besoin de mauvais romanciers pour le leurdire ! J’ai l’impression que rares sont les lecteursoccidentaux qui s’intéressent à la littérature chinoise paramour des textes : ces livres sont pour eux un matériausociologique. Mais il n’est jamais bon de réduire la littératureà un simple miroir du présent. Un grand écrivain doit savoirs’abstraire de l’air du temps s’il veut construire une oeuvreatemporelle. Quand tous ces romanciers mourront, leurs écritsmourront avec eux.
Il me fait vomir aussi, celui-ci... La vie "littéraire" est trop facile pour cette génération! Ce sont des quasi illettrés si l'on les évalue selon les critères et rigueur de la littérature cla