类似的情形 电影对白里 也常见,
比如 法国人常说 " On ne parle pas le français ?" 意思是说 难道我说的话, 你听不懂吗?
有些原版是英语的 (比如, 美国好莱坞电影), 配成法语时, 也就会译成 "Tu ne comprends pas le francais ?" 其实. 如果是人家美国人的话, 本来就没有说 法语. 但是, 因为整个电影都被配音成法语了. 让人忘记他们不是`法国人'了.
Alors que je me rendais du Nord dans le Sud-Est, je fis un crochet pour passer par mon village, puis poussai jusqu'à S. J'avais enseigné pendant un an dans cette ville qui se trouve à quinze kilomètres de chez nous, à moins d'une demi-journée de sampan. C'était au cœur de l'hiver, il venait de neiger, le paysage était glacé. Une indolence mêlée de nostalgie m'incita à descendre pour un court séjour à l'Hôtel Luosi, qui n'existait pas autrefois. La ville est petite ; j'eus vite fait le tour des anciens collègues que je me proposais de voir : tous avaient quitté les lieux ; depuis longtemps ils s'étaient dispersés on ne savait où. Je passai devant mon ancien lycée, il avait changé lui aussi, de nom et d'aspect. Je me sentis étranger ; mon enthousiasme tomba en moins de deux heures, et je me reprochai ce détour inutile.
L'hôtel louait des chambres et ne servait pas de repas ; riz et plats devaient être commandés au dehors, mais, sans aucune saveur, ils laissaient un goût de terre dans la bouche. Ma fenêtre donnait sur un mur sale, taché, couvert de mousse desséchée. Et par-dessus, il y avait le ciel morne, d'un blanc terne. Et voilà que des flocons de neige se mirent à voltiger … Mécontent de mon déjeuner et désœuvré, j'en vins tout naturellement à penser au petit estaminet « La Maison de la bonne pinte » que je connaissais bien autrefois ; il ne se trouvait pas loin de l'hôtel. Je fermai aussitôt ma porte à clé et je me dirigeai vers lui, moins par envie de boire que pour échapper à l'ennui. Façade étroite, humide, sombre, enseigne délabrée, « La Maison de la bonne pinte » était toujours là ; mais tout le monde y avait changé, depuis le patron jusqu'au serveur ; ainsi même là, je ne retrouvais aucun personne de connaissance, je n'étais plus qu'un simple client de passage. Je gravis cependant l'escalier si familier qui, partant d'un coin, menait au premier. Les cinq petites tables de jadis étaient là, on avait seulement remplacé le lattis de la fenêtre du fond par des vitres.
– Une livre de vin jaune ! A manger ! Dix tranches de fromage de soya frit bien pimenté !
Tout en passant commande au serveur qui était monté derrière moi, je me dirigeai vers le fond de la salle et m'installai à un table près de la fenêtre. Il n'y avait personne dans la pièce et je pus donc occuper la meilleure place, celle qui donnait sur un jardin abandonné. Il n'appartenait probablement pas à l'établissement. Je l'avais souvent regardé autrefois, parfois aussi par temps de neige. Maintenant, pour des yeux habitués au Nord, le spectacle était assez étonnant : de vieux pruniers en pleine floraison y rivalisaient avec la neige ; on eût dit qu'ils ignoraient l'hiver. Et près du pavillon en ruines se dressait un camélia ; une dizaine de fleurs rouges, à l'écart flamboyant parmi la neige, se détachaient sur l'épais feuillage sombre ; arrogantes, indignées, elles semblaient mépriser la soif d'aventures du voyageur errant. Soudain je me rappelai combien la neige ici était humide, tenace, brillante et miroitante, tout le contraire de celle du Nord, sèche, poudreuse, qui monte en tourbillons lorsque le vent souffle avec violence et envahit le ciel...
– Votre vin, monsieur, annonça le serveur avec nonchalance.
Il déposa la coupe, les baguettes, le pichet et le plat. Le vin était là. Je me retournai, mis tout en place et me versai à boire. Sans aucun doute, je n'étais pas du Nord, et pourtant, de retour dans le Sud, je n'y étais plus qu'un étranger. La neige sèche du Nord qui poudroie et la douce neige du Sud qui s'incruste m'étaient toutes deux aussi étrangères. Avec un peu de mélancolie, je pris une gorgée de vin. Il était de marque, le fromage de soya frit était excellent, seule la sauce pimentée manquait de corps : les habitants de S n'ont jamais rien entendu à ce qui a du piquant.
Il n'y avait là rien qui rappelât l'atmosphère d'un estaminet, peut-être parce qu'on était encore dans l'après-midi. J'avais déjà vidé trois coupes, et en dehors de moi, il n'y avait que les quatre tables inoccupées. Regardant le jardin vide, je commençai à me sentir seul, et cependant je ne souhaitais pas la venue d'autres clients. Aussi éprouvais-je une légère irritation chaque fois que des pas résonnaient dans l'escalier et respirais-je avec soulagement quand seul apparaissait le serveur. Je vidai ainsi deux autres coupes de vin.
C'est un client, cette fois, me dis-je, en entendant des pas beaucoup plus lentes. Lorsque je jugeai l'arrivant parvenu en haut des marches, je redressai la tête, plutôt avec appréhension, pour regarder l'indésirable ; je tressaillis de surprise et me levai. Je n'aurais jamais cru qu'en cet endroit, je rencontrerais un ami, pour autant qu'il me permit encore de l'appeler ainsi. Le nouveau venu était un ancien camarade de classe, et un collègue, au temps où j'étais professeur. Il avait bien changé, mais je le reconnus tout de suite ; seulement ses mouvements étaient devenus fort lents, et ne rappelaient en rien l'alerte et actif Lü Weifu de jadis.
– Aya ! C'est toi, Weifu ? Jamais je ne me serais attendu à te rencontrer ici !
– Toi ? Moi non plus...
Je l'invitai à ma table ; après un moment d'hésitation, il accepta et finit par s'asseoir. Tout d'abord cela me parut étrange, puis j'en fus attristé, même blessé. En le regardant de près, je découvris qu'il avait toujours les cheveux en désordre, la même barbe, le même visage pâle et allongé, mais en plus maigre et fatigué. Il paraissait calme, peut-être découragé. Ses yeux, sous ses gros sourcils noirs, avaient perdu leur vivacité ; cependant, après avoir fait le tour de la pièce, ils s'arrêtèrent sur le jardin et j'y vis soudain briller la lueur souvent entrevue à l'école.
– Cela doit faire dix ans que nous ne nous sommes pas vus, dis-je sur un ton enjoué, dépourvu cependant de naturel. J'ai entendu dire, il y a un bon bout de temps, que tu étais à Jinan, mais je suis si désespérément paresseux que je ne t'ai pas écrit...
– Moi de même. Et maintenant, je suis à Taiyuan depuis plus de deux ans, avec ma mère. C'est en venant la chercher que j'ai appris que tu étais parti d'ici, et pour de bon.
– Que fais-tu à Taiyuan ? Demandai-je.
– Je donne des leçons dans une famille de ma province.
– Et avant ?
– Avant ? Il sortit une cigarette de sa poche, l'alluma, regarda la fumée qu'il exhalait, puis dit d'un air pensif : Du travail sans intérêt, autant dire rien du tout.
Il me demanda à son tour ce que j'étais devenu depuis que nous nous étions quittés, je lui en donnai une idée, tout en demandant des baguettes et une coupe que je lui remplis du vin de mon pichet, et attendant que chauffent les deux livre de plus que je venais de commander. Il fallait aussi quelques plats. Nous ne nous étions jamais fais de politesses, mais cette fois nous en fîmes un tel assaut que nous ne savions plus quels plats avaient été choisis ; finalement nous en acceptâmes quatre suggérés par le serveur : des fèves parfumées à l'anis, du porc froid, ds tranches de fromage de soya frit et du poisson séché.
– Depuis mon retour ici, je me trouve ridicule. Il parlait avec un sourire amer, sa cigarette dans une main, l'autre enserrant sa coupe de vin. J'ai observé les mouches et les abeilles dans ma jeunesse ; elles s'assemblaient en un même endroit, et dès que quelques chose les effrayait, elles s'envolaient ; puis après avoir décrit un petit cercle, elles revenaient se poser à la même place. Je trouvais cela ridicule et en même temps pitoyable. Mais je ne pensais pas que j'en ferais autant un jour, que je reviendrais après avoir décrit un petit cercle. Et je ne croyais pas non plus que tu reviendrais. N'aurais-tu pas pu voler plus loin ?
– Difficile à dire. Peut-être n'ai-je fait, moi aussi, que voler en rond, dis-je avec un sourire plutôt amer. Mais pourquoi ton vol t'a-t-il ramené ici ?
– Encore un affaire sans intérêt. Il vida sa coupe d'un trait, tira quelques bouffées de sa cigarette et écarquilla un peu plus les yeux. Sans intérêt, mais autant te la raconter.
Le serveur apporta le vin qui venait d'être chauffé, ainsi que les plats qu'il disposa sur la table. La fumée des cigarettes et l'arôme du fromage de soya frit paraissaient avoir égayé la pièce ; dehors, la neige tombait, plus dense.
– Peut-être sais-tu que j'ai eu un petit frère, poursuivit-il. Il est mort à trois ans et a été enterré dans la campagne. Je ne me rappelle plus comment il était, mais ma mère disait qu'il était adorable et qu'il m'aimait beaucoup. Aujourd'hui encore, les larmes lui viennent aux yeux quand elle en parle. Ce printemps, un cousin nous a écrit que le sol se détrempait petit à petit à côté de la tombe, et que celle-ci pourrait bientôt crouler dans la rivière ; il nous demandait d'aviser sans retard. La nouvelle agita fort ma mère, elle ne put dormir pendant plusieurs nuits ; elle sait lire les lettres elle-même, tu sais. Mais que pouvais-je faire ? Je n'avais ni temps ni argent ; je ne pouvais rien faire.
« C'est seulement maintenant, avec les vacances du Nouvel An, que j'ai pu venir dans le Sud pour déplacer la tombe. Il vida une autre coupe, regarda par la fenêtre : Est-ce que cela se voit dans le Nord, des fleurs sous la neige, des fleurs que le gel n'atteint pas ? Avant-hier, j'ai acheté en ville un petit cercueil, en pensant que l'autre devait être pourri longtemps. J'ai engagé quatre hommes de peine, je me suis chargé de coton, d'une couverture, et j'ai gagné la campagne. Et, soudain, je me suis senti heureux : j'ai eu hâte d'ouvrir la tombe, de revoir le corps de ce jeune frère qui m'avait tant aimé ; c'était là quelque chose de nouveau pour moi. Arrivé là, je vis effectivement que la rivière s'en était pris à la tombe, l'eau n'en était plus qu'à deux pieds. Le pauvre tertre qui n'avait plus été remblayé depuis deux ans s'était affaissé. Debout dans la neige, je le désignai d'un geste ferme aux hommes et j'ordonnai : « Ouvrez ! » Je suis vraiment quelqu'un de tout à fait ordinaire ; mais il me sembla, à ce moment-là, que ma voix sonnait étrangement, et que cet ordre était le plus grandiose que j'aie donné de ma vie. Les terrassiers n'en furent nullement impressionnés, ils se mirent à creuser. Lorsqu'ils parvinrent à la cavité, je m'approchait, et jetait un coup d’œil. En effet, le cercueil avais pour ainsi dire complètement disparu. Il ne restait plus qu'un petit tas de fibres et de fragments. Mon cour battit plus vite, j'écartai précautionneusement le tout pour voir mon jeune frère. Et j'eus un choc. Couverture ouatée, vêtements, squelette, tout avait disparu. Je pensai : « Tout a pourri, et pourtant j'ai toujours entendu dire que les cheveux se conservent plus longtemps ; peut-être en reste-t-il ? » Je me penchai, fouillai là où aurait dû se trouver l'oreiller, et n'en trouvai pas trace. Il n'y avait plus rien. »
Je remarquai que le bord de ses paupières était devenu plutôt rouge, mais ce devait être l'effet du vin. S'il avait à peine touché aux plats, il avait bu sans arrêt ; il avait déjà ingurgité plus d'un livre. Maintenant son regard, ses gestes étaient plus vifs, il se mettait tout doucement à ressembler au Lü Weifu que j'avais connu. Je commandai deux autre mesures de vin, puis je me retournai, pris ma coupe et, face à lui, j'écoutai en silence tout ce qu'il avait à me dire.
– Au fond, il n'y avait rien à transférer vraiment ; j'aurais pu niveler la terre, vendre le cercueil neuf, et alors tout était fini. Évidemment revendre le cercueil eût pu paraître un peu bizarre, cependant, à un prix suffisamment bas, la boutique où je l'avais acheté aurait pu me le reprendre ; et j'aurais eu un peu d'argent pour boire... Ce n'est pas ce que j'ai fait. J'ai mis le tout dans l nouveau cercueil que j'ai fait transporter et enterrer à côté de la tombe de mon père. Et comme j'ai fait maçonner avec des briques la cavité destinée au cercueil, toute ma journée d'hier s'est pour ainsi dire passée à surveiller le travail. Du moins, l'affaire est-elle réglée. Je pourrai donc rassurer ma mère, en lui cachant la vérité. Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Trouves-tu que j'ai trop changé ? Oui, je me souviens que nous allions ensemble au Temple du dieu tutélaire pour y arracher la barbe des statues d'argile, et que nous discutions à longueur de journée sur les moyens d'entreprendre la réforme en Chine, jusqu'à en venir parfois aux mains. Et maintenant, voilà comme je suis, prêt à laisser aller les choses, à faire des compromis. Parfois, je me dis : « Si mes vieux amis me voyaient, ils ne m'accepteraient probablement plus comme ami. » Mais voilà à quoi je ressemble maintenant.
Il prit une autre cigarette, la porta à sa bouche, l'alluma.
– Il semble, à en juger par ton expression, que tu ne désespère pas encore de moi. Je suis évidemment plus obtus que dans le temps, mais il y a tout de même des choses que je réalise. Je te suis reconnaissant, et en même temps j'éprouve de la gêne, car je crains de ne pouvoir que décevoir les vieux amis qui mettent encore quelque espoir en moi...
Il s'interrompit, tira à plusieurs reprises sur sa cigarette, puis reprit sans hâte :
– Aujourd'hui, juste avant de venir à « La Maison de la bonne pinte », j'ai fait quelque chose de futile mais je l'ai fait avec plaisir. Un de mes vieux voisins, du côté est de ma maison, était un batelier appelé Changfu. Il avait une fille du nom de Ah Shun ; peut-être l'as-tu vue dans le temps en venant chez moi, mais tu n'as pas dû la remarquer, parce qu'elle était alors petite. Elle n'a pas embelli en grandissant, avec un visage d'un ovale ordinaire, trop maigre, et un teint terreux. Seuls ses yeux étaient remarquables, très grands, ombragés de longs cils, ils avaient la limpidité des ciels nocturnes sans nuage. Je parle du ciel du Nord, sans nuage, lorsqu'il n'y a pas de vent ; celui d'ici n'a pas cette transparence. Elle était très capable. Elle avait une dizaine d'années lorsqu'elle perdit sa mère, et c'est elle qui s'occupa de son jeune frère de sa sœur, et aussi de son père ; elle s'acquitta très bien de toutes ces tâches. Très économe, elle fit entrer petit à petit le bien-être dans la famille. Rares étaient les voisins qui ne faisaient pas son éloge, même Changfu lui exprimait souvent sa satisfaction. Quand cette fois-ci, je me mis en route pour le Sud, ma mère pensa à elle – chez les personnes âgées les souvenirs remontent loin. Elle se rappela qu'un jour Ah Shun avait aperçu quelqu'un portant une fleur en velours rouge dans les cheveux et qu'elle en avait désiré une semblable. Ne pouvant s'en procurer une, elle avait pleuré toute la nuit. Son père l'avait battue, elle avait eu les yeux rouges et gonflés pendant deux ou trois jours. Ces fleurs rouges sont fabriquées dans une autre province et ne se vendent pas à S, comment pouvait-elle espérer en obtenir jamais une ? Ma mère me dit de lui en acheter deux puisque je retournais dans le Sud.
Cette commission, loin de m'ennuyer, me fit grand plaisir ; j'étais heureux de pouvoir faire quelque chose pour Ah Shun. Il y a deux ans, lorsque j'étais revenu pour prendre ma mère, un jour, j'avais trouvé Changfu chez lui et nous avions bavardé. Il m'invita à prendre un bol de gruau de sarrasin. Avec du sucre blanc, ajouta-t-il. Tu vois, une famille de batelier qui pouvait se permettre du sucre blanc n'était pas une famille pauvre ; et elle devait vraiment bien manger. Il insista tellement que j'acceptai, mais je demandai qu'on ne m'en servit qu'un petit bol. Changfu avait du savoir-vivre, il dit à Ah Shun : « Ces intellectuels n'ont pas d'appétit, sers-lui un petit bol et mets beaucoup de sucre ! » Mais j'eus un sursaut lorsqu'elle m'apporta sa préparation, car ce bol-là contenait de quoi me nourrir tout un jour ! Il est vrai que, comparé à celui de Changfu, il était petit. Je n'avais jamais mangé de gruau de sarrasin, et je trouvai affreux celui que je goûtai, quoique fort sucré. J'en avalai quelques bouchées sans y prêter attention, et j'étais décidé à m'arrêter là lorsque j'aperçus par hasard Ah Shun dans un coin éloigné de la pièce ; je n'eus plus alors le cœur de déposer mes baguettes. Il y avait à la fois de l'espoir et de la crainte sur son visage, la crainte probablement d n'avoir pas bien préparé la bouillie et l'espoir que nous la trouverions à notre goût. Je compris qu'elle serait désappointée et qu'elle se ferait des reproches si j'en laissais beaucoup dans mon bol. Je ramassai donc mon courage, ouvris grand la bouche et enfournai peu à peu le tout. Je mangeai presque aussi vite que Changfu. C'est alors que je réalisai ce qu'est se forcer à manger ; je me souviens avoir subi le même martyre quand, enfant, j'avais dû avaler un bol de cassonade additionnée de drogues contre les vers. Mais je fus amplement payé de ma peine par le sourire de satisfaction que Ah Shun essayait de réprimer en desservant, et je ne regrettai rien. Je dormais mal cette nuit-là, j'eus des cauchemars causés par cette digestion laborieuse, mais je formai des vœux de bonheur pour Ah Shun et je souhaitai que le monde changeât pour qu'elle eût une vie meilleure. De telles pensées étaient tout au plus un vertige de mes rêves de jeunesse. L'instant d'après, je me moquais de moi-même, et j'oubliai tout très vite.
J'ignorais qu'elle avait été battue à cause d'une fleur artificielle ; lorsque ma mère me raconta la chose, je me rappelai l'histoire du gruau de sarrasin et je mis tout mon zèle à courir les magasins... Je ne trouvai rien à Taiyuan et ce n'était qu'à Jinan... »
A ce moment, il y a eut un léger bruit derrière la fenêtre ; le paquet de neige qui courbait le camélia venait de tomber sur le sol. La plante s'était redressée, étalant davantage son feuillage épais et sombre, et ses fleurs rouge sang. Le ciel se plomba plus encore. Les moineaux se mirent à pépier, peut-être parce que le soir approchait et que, ne trouvant rien à manger à cause de la neige, ils rentraient plus tôt au nid.
– Ce n'est qu'à Jinan... Il regarda un moment par la fenêtre se retourna, vida une coupe de vin, tira quelques bouffées de sa cigarette et enchaîna : … que je trouvai les fleurs artificielles. Je ne savais pas si c'était pour des fleurs de ce genre-là qu'elle avait était battue, en tout cas, celles-ci étaient aussi en velours. Je ne savais pas non plus si elle préférait les teintes claires ou sombres, aussi en achetai-je une rose et une rouge, et les emportai.
Je suis resté un jours de plus pour m'acquitter de cette commission. Cet après-midi, j'ai été chez Changfu, juste après le déjeuner. La maison était toujours là, mais elle semblait triste ; peut-être était-ce un effet de mon imagination. Le fils et Ah Zhao, la deuxième fille, étaient sur le pas de la porte ; elle est laide comme le diable. Elle rentra précipitamment lorsqu'elle me vit approcher. Je parlai au garçon et j'appris que Changfu était sorti. « Ta sœur aînée est-elle à la maison ? » demandai-je. Il me fixa aussitôt, écarquillant les yeux : « Que lui voulez-vous ? » fit-il, l'air mauvais, comme s'il allait se jeter sur moi pour me mordre. Je répondis évasivement et m'en allai. Voilà maintenant comme je suis, je ne veux pas d'histoires...
Tu ne peux imaginer combien cela me coûte aujourd'hui de faire des visites. Je sais parfaitement bien que je suis indésirable, j'en suis même arrivé à me détester, alors, pourquoi imposer ma personne à d'autres ? Mais cette fois, je sentais que je devais m'acquitter de ma commission, et après réflexion, je revins sur mes pas pour m'adresser au marchand de bois situé en face de la maison de Changfu. Grand-mère Fa, la mère du patron, était là ; elle me reconnut, m'invita à entrer et à m'asseoir. Après quelques politesse, je lui dis pourquoi, revenu à S., je tenais à voir Changfu. Je restai tout interdit lorsqu'elle soupira : « Ah Shun n'aura pas la chance de porter les fleurs que vous lui apportez... »
Et elle me raconta toute l'histoire en détail. Au printemps dernier, Ah Shun s'était mise à devenir pâle et maigre. Plus tard, elle fondait brusquement en larmes et elle ne répondait pas lorsqu'on lui en demandait la cause. Parfois, elle pleurait même des nuits entières, elle pleurait jusqu'à ce que Changfu se fâchât et l'insultât en lui disant qu'elle avait trop tardé à se marier et qu'elle en devenait folle. Quand l'automne fut là, elle attrapa d'abord un refroidissement, puis elle dut s'aliter et ne se releva plus. Quelques jours seulement avant sa mort, elle confia à son père qu'elle était depuis longtemps devenue comme sa mère, elle crachait souvent du sang et elle avait des sueurs la nuit. Elle n'en avait rien dit, pour ne pas l'inquiéter. Un soir que son oncle Changgeng était venu lui demander de l'argent, comme cela lui arrivait souvent, elle avait refusé de lui en donner. Il avait eu alors un sourire méprisant et lui avait dit : « Ne fais pas la fière ; ton futur vaut encore moins que moi. » Elle en avait été remuée, mais trop timide pour poser des questions, elle ne faisait que pleurer. Dès que Changfu fut au courant, il lui dit que son futur mari était au contraire très comme il faut ; mais était trop tard. De plus, elle ne le croyait pas ; elle disait : « C 'est bien que je sois déjà dans cet état, plus rien n'a d'importance. »
La vieille ajouta : « Si vraiment son futur avait été pire que Changgeng, ç'aurait été effrayant ! Pire qu'un voleur de basse-cour ! Quel homme ce pouvait être ? Mais je l'ai vu moi-même le jour des funérailles ; ses vêtements étaient propres et il présentait bien. Il déclara, les larmes aux yeux, qu'il avait travaillé durement pendant toutes les années sur sa barque pour avoir des économies en vue de pouvoir se marier et voilà, maintenant, que la jeune fille était morte ! C'était certainement un brave homme et tout ce qu'avait débité Changgeng n'était que mensonge. Malheureusement, Ah Shun a cru ce sale voleur et elle est morte pour rien. Cependant nul ne doit être blâmé, car tel devait être le destin de Ah Shun. »
Ma tâche était donc terminée. Mais que faire des deux fleurs de velours ? Autant demander à la grand-mère Fa de les remettre à Ah Zhao... Celle-ci s'était sauvée en me voyant, comme si j'avais été un loup ou quelque monstre ; en réalité, je n'avais vraiment pas envie de lui faire cadeau des fleurs, mais je l'ai fait quand même. Je dirai à ma mère que Ah Shun a été enchantée. D'ailleurs, qui se préoccupe encore de pareilles futilités ? Il n'y a qu'à regarder tout cela avec indifférence. Quand j'aurais passé le Nouvel An, je retournerai à l'enseignement des classiques confucéens. »
– Est-ce cela que tu enseignes ? Demandai-je, étonné.
– Évidemment. Croyais-tu que j'enseignais l'anglais ? J'avais d'abord deux élèves, l'un pour le Livre des Odes, l'autre pour le Mencius. Dernièrement, j'en ai eu un de plus une jeune fille, qui étudie le Livre de la Jeune fille. Je n'enseigne pas les mathématiques, non que je ne le veuille pas, mais on n'y tient pas.
– Je n'aurais jamais cru que tu enseignerais de tels livres.
– Le père veut qu'ils les étudient ; je leur suis étranger, et cela m'est égal. Qui se soucie de pareilles futilités ? Nul besoin de prendre ces choses au sérieux.
Il était devenu écarlate, comme s'il avait trop bu, mais dans ses yeux la flamme s'était éteinte. Je soupirai discrètement, et demeurai un moment sans rien trouver à dire. Puis il y eut du bruit dans l'escalier, plusieurs clients arrivèrent : le premier était court, il avait le visage rond et bouffi ; le deuxième était élancé, il avait un imposant nez rouge. D'autres suivaient, et leurs pas faisaient vibrer le plancher. Je me tournai vers Lü Weifu qui essayait de saisir mon regard. Je demandai l'addition.
– Ton salaire te permet-il de vivre ? Demandai-je en me préparant à partir.
– J'ai vingt yuan par mois, pas tout à fait assez pour m'en tirer.
– Que comptes-tu faire plus tard ?
– Plus tard ? Je ne sais pas. Tu vois que rien ne s'est réalisé selon les espoirs que nous formulions jadis. Aujourd'hui, je ne suis sûr de rien, même pas de ce que je ferai demain, ni dans la minute qui viens...
Le serveur apporta l'addition et me la remit. Lü Weifu ne fit pas de manière comme au début ; il me lança un regard, continua de fumer et me laissa payer.
堂倌送上账来,交给我;他也不像初到时候的谦虚了,只向我看了一眼,便吸烟,听凭我付了账。
Nous sortîmes de l'estaminet et, nos logements respectifs se trouvant dans des directions opposées, nous nous quittâmes sur le seuil. Je me dirigeai vers mon hôtel ; le vent glacial m'envoyait de la neige au visage, mais cela me réconforta. Déjà le ciel s'assombrissait. Il semblait pris avec les toits, les maisons et les rues dans la trame mouvante et immaculée de la neige.
Chapitre premier
第一章
Introduction:
序
Voilà plusieurs années que je veux raconter la véritable histoire de Ah Q. Mais il me suffit d'y songer un peu sérieusement pour voir que je ne suis pas homme à « m'immortaliser par mes écrits » ; or, ce sont par définition les œuvres immortelles qui parlent de héros immortels, l'homme survivant grâce au texte et le texte grâce à l'homme – si bien qu'on finit par ne plus trop savoir lequel perpétue le souvenir de l'autre ; et, pour en revenir à l'histoire de Ah Q, je me demande quel démon me pousse à vouloir la raconter.
Pourtant, dès que je veux tracer le premier mot de ce non-immortel récit, je me heurte à d'innombrables difficultés. La première concerne le titre. Comme dit Confucius : « Si le nom n'est pas adéquat, le langage est incohérent ». Et il convient de s'y conformer à la lettre. Or il y a toutes sortes de noms possibles pour une biographie : biographie officielle d'histoire dynastique, autobiographie, biographie autorisée, légende, faits et gestes, chronique familiale, esquisse biographique... mais malheureusement, rien de tout cela ne convient. « Biographie officielle ? » Mon personnage ne peut figurer dans une histoire dynastique à côté de tant de personnage illustres. « Autobiographie ? » Je ne suis pas Ah Q, je le garantis ! « Biographie autorisée ? » Y en a-t-il qui ne le soient pas ? « Légende ? » Ah Q n'est sûrement pas un être surnaturel. « Faits et gestes ? » On ne peut s'inspirer d'aucune « dossier biographique » de Ah Q. Commandé par quelque chef d’État à une commission nationale d'historiens – encore qu'en Angleterre, où il n'y a pas d'historiographie officielle, le grand Dickens ait écrit Faits et gestes d'un joueur ; mais ce que est admissible chez un génie ne l'est pas chez ceux de mon espèce. Reste la « Chronique familiale », mais je sais pas si Ah Q et moi sommes parents et je n'ai pas été sollicité par ses descendants. Et il y enfin l'« esquisse biographique », mais encore faudrait-il que Ah Q ait une « biographie complète ». En conclusion, disons que ce récit serait plutôt un « dossier biographique » mais, comme il est écrit dans la langue des « tireurs de pousses et porteurs de palanches », le style en est trop vulgaire pour que je me permette de lui donner un titre aussi respectable. C'est donc vers les romanciers mis au ban des « trois doctrines religieuses » et des « neuf écoles orthodoxes » que je vais me tourner et extraire de l'une de leur formules rituelle, « Assez d'histoires, revenons à notre véritable histoire », le titre de ce récit ; et s'il prête à confusion avec celui d'un ouvrage de la plus pure tradition, La véritable histoire de la calligraphie, et bien, tant pis !
La seconde difficulté, c'est que lorsqu'on écrit la biographie de quelqu'un, l'usage est de commencer par « Un tel, appelé... originaire de ... », et que j'ignore le nom de famille de Ah Q. On put croire, l'espace d'un jour, qu'il s'appelait Tchao, mais le lendemain rien n'était moins sûr. C'était au moment où le fils de Monsieur Tchao fut promu « Lauréat cantonal » ; lorsque la nouvelle parvint au village, orchestrée de coup de gongs, Ah Q, qui venait de boire deux bols de vin jaune, déclara en dansant de joie que la gloire en rejaillissait sur lui, car il était un parent de Monsieur Tchao, et même, pour être précis, de la génération du grand-père du Lauréat cantonal.
Ceux qui l'entendirent éprouvèrent sur le moment quelque respect pour lui ; mais ô surprise, le lendemain, le garde-champêtre somma Ah Q de se rendre chez Monsieur Tchao ; à sa vue, celui-ci la face apoplectique, se mit à hurler :
– Ah Q, misérable, tu racontes que je suis ton parent ?
Ah Q n'ouvrit pas la bouche.
Monsieur Tchao, de plus en plus furieux, se précipita sur lui :
– Tu oses dire des inepties pareilles ? Toi, mon parent, mais c'est inconcevable ! T'appellerais-tu Tchao, par hasard ?
Ah Q n'ouvrit pas la bouche ; il voulut reculer mais Monsieur Tchao fit d'un bond sur lui et le gifla.
– Toi, t'appeler Tchao, inimaginable ! Tu ne t'es pas regardé !
Ah Q ne chercha pas à prétendre qu'il s'appelait réellement Tchao, et la main sur la joue gauche, il sortit à la suite du garde-champêtre ; une fois dehors, il dut écourter ses exhortations peu amènes et l'en remercier par un pourboire de deux cents sapèques. De l'avis des gens au courant de l'incident, Ah Q exagérait et n'avait eu que ce qu'il méritait ; il n'y avait pas de raison qu'il s'appelle Tchao, et même s'il disait la vérité, il n'avait pas à la proclamer à tort et à travers, avec Monsieur Tchao au village. Et comme par la suite, personne plus jamais ne mentionna la famille de Ah Q, je n'ai jamais su son véritable nom.
Troisièmement, je ne sais pas comment écrire le prénom Ah Q. De son vivant, on l'appelait « Ah Quei ! », mais après sa mort, on n'a plus prononcé son nom, et on l'a encore moins « transcrit sur le bambou et la soie ». S'il doit l'être dans ce récit, c'est sans doute pour la premier obstacle. Ce n'est pourquoi je suis arrêté d'emblée par ce premier obstacle. Ce n'est pas faute d'y avoir réfléchi : Ah Quei, c'est-à-dire « Ah le Laurier », ou « Ah le Noble ? » S'il avait eu pour surnom « Le lunatique », ou fêté son anniversaire au huitième mois, ce serait certainement « Ah le Laurier ». Mais il n'avait pas de surnom – même s'il en avait un, personne ne le saurait – et son anniversaire n'a jamais été l'occasion d'échanges épistolaires. Il serait donc arbitraire d'écrire « Ah le Laurier ». D'autre part, s'il avait eu un frère, plus âgé ou plus jeune, nommé « Ah le Riche », lui serait certainement « Ah le Noble » ; mais comme il était seul au monde, rien ne le prouve. Quand aux autres noms se prononçant Quei, ils sont rares, et il est encore plus superflu d'en parler. Dans le temps, j'ai posé la question au fils de Monsieur Tchao, le Lauréat cantonal, et, à ma grande surprise, un savant aussi distingué que lui est resté bredouille ; il en a néanmoins conclu que si l'on n'avait plus aucun point de référence, c'est parce que Tchen Tou-sieou sabotait la culture nationale en prônant l'alphabet occidental dans la revue Nouvelle Jeunesse.
En dernier recours, j'ai demandé à quelqu'un du canton de consulter les minutes du procès de Ah Q ; il ne m'a répondu qu'au bout de huit mois, pour me dire qu'il n'avait pas trouvé trace d'un nom de cette consonance. Peu importe qu'il dise vrai, ou qu'il n'ait pas cherché, je ne peux rien faire de plus. Comme je crains que les nouveaux symboles phonétiques ne soient pas encore très répandus, je préfère me servir de l'alphabet latin et écrire, selon l'orthographe anglais, « Ah Quei », que j'abrège en « Ah Q ». Je m'excuse d'avoir l'air de suivre aveuglément les consignes de Nouvelle Jeunesse mais, quand un Lauréat cantonal a avoué son ignorance, vais-je prétendre savoir mieux que lui ?
Quatrième point d'interrogation, le lieu d'origine de sa famille. S'il s'était appelé Tchao, j'aurais pu consulter Les cents noms de famille et leur district d'origine, et y trouver qu'il était originaire de « Tien-chouei, province du Kansou » ; l'ignorance où nous sommes de son nom est donc d'autant plus regrettable qu'elle nous empêche de situer son lieu de naissance. Bien qu'il ait passé une grande partie de sa vie au village de Weichouang, il a aussi séjourné en d'autre endroits, rien ne permet de dire qu'il y est né ; l'affirmer serait contraire à l'objectivité historique.
Ma seule consolation, c'est que le caractère du « Ah » est parfaitement correct, on ne peut le traiter d'emprunt hasardeux et même le plus savant docteur n'y trouverait rien à redire.
Pour le reste, ce n'est pas un être aussi inculte que moi qui résoudra l'énigme ; je ne puis qu'espérer que les disciples du professeur Hou Che, ce « fou d'histoire et de critique textuelle », trouveront un jour la solution, mais à ce moment, je le crains, il ne restera plus trace de ma Véritable histoire de Ah Q.
Chapitre deux
第二章
A chacun sa victoire
优胜纪略
Notre ignorance ne se limite pas au nom de famille et au lieu de naissance de Ah Q, nous ne savons rien non plus de son « passé ». Pour les gens de Weichouang, Ah Q n'était qu'un domestique occasionnel ou une cible pour leurs plaisanteries et ils se souciaient fort peu de son passé. Ah Q lui-même n'en parlait d'ailleurs pas, sauf qu'il pouvait arriver qu'au cours d'une dispute, il déclare en toisant son adversaire :
– Nous étions bien plus riches que toi... dans le temps. Pour qui te prends-tu ?
Ah Q n'avait pas de domicile fixe et habitait dans le Temple du dieu tutélaire de Weichouang. Il n'avait pas davantage de métier régulier, faisant de menus travaux chez les uns ou chez les autres ; s'ils avaient du blé à couper, il coupait du blé ; du riz à piler, il pilait du riz ; un bateau à haler, il halait un bateau. Il lui arrivait de s'installer chez son maître temporaire quand le travail devait durer quelque temps, mais il s'en allait aussitôt qu'il avait terminé. Ainsi, les gens pensaient bien à Ah Q quand la besogne pressait, mais c'était à son travail présent qu'ils pensaient, et non à son passé ; dès qu'ils n'avaient plus rien à faire, ils avait vite oublié Ah Q et, à plus forte raison, son passé. Une fois pourtant, mais ce fut bien la seule, un vieillard parla de lui, sur un ton élogieux : « Ah Q fait du bon travail ! » Ah Q, qui se tenait justement devant lui, torse nu, apathique et maigre comme un clou, s'en montra tout heureux, tandis que d'autre se demandaient si c'était sincère ou ironique.
Ah Q, du reste, avait fort bonne opinion de lui-même et englobait dans une même mépris toute la population de Weitchouang ; pour comble, il n'aurait même pas gratifié d'un sourire les deux « aspirants-lettrés » qui seraient sans doute un jour « Lauréat cantonal » ; or, si Monsieur Tchao et Monsieur Tsien étaient si respectés dans le village, ce n'était pas seulement pour leur argent, mais aussi parce qu'ils étaient le père d'un « aspirant-lettré ». Seul Ah Q ne semblaient pas disposé à leur témoigner un respect exceptionnel : « Mes fils iront peut-être beaucoup plus loin », se disait-il. Et, naturellement, après être allé quelquefois à la ville, Ah Q eut encore meilleure opinion de lui-même, sans pour autant tenir les gens de la ville en très haute estime ; par exemple, une planche de bois arrangée pour faire un siège, on appelait cela un « petit banc » à Weitchouang, et c'est ainsi qu'il disait lui-même, mais, à la ville, ils l'appelaient un « tabouret » ; « Ils n'y connaissent rien, c'est ridicule ! » se disait-il. Autre exemple, pour faire frire le poisson, à Weitchouang, on coupait des tiges de ciboule en morceaux d'un demi-pouce, mais à la ville, la ciboule était hachée menu : « Ils n'y connaissent rien, c'est ridicule ! » se disait-il. Mais les gens de Weichouang, ces rustres qui n'étaient jamais sortis de leur trou, étaient encore plus ridicules, car ils n'avaient même pas vu le ridicule poisson frit de la ville !
Ah Q, donc, « avait été riche... dans le temps », il « faisait du bon travail » et de plus, avait beaucoup d'expérience : il aurait été quasiment un « homme accompli » s'il n'avait eu à déplorer quelques imperfections physiques. La plus irritante se situait sur son crâne, où des teignes ramassées on ne sait quand avaient laissé des croûtes luisantes. Elles avaient beau être sur sa propre tête, cela ne suffisant pas à les ennoblir aux yeux de Ah Q ; aussi avait-il banni de son vocabulaire le mot « teigne » pour commencer, plus d'autres, tels que « ver luisant » en particulier ; puis il étendit le tabou à « luire », « briller », etc, et finit pas proscrire même des mots tels que « lampe » ou « bougie ». Quand le tabou était violé, intentionnellement ou non, Ah Q, rouge de colère jusqu'aux croûtes de son crâne, jaugeait l'offenseur, l'injuriant s'il n'avait pas la langue bien pendue, lui tapant dessus s'il avait l'air peu dégourdi. Mais on n'a jamais su pourquoi, c'était le plus souvent Ah Q qui avait le dessous. Aussi changea-t-il progressivement de tactique pour adopter celle du regard assassin.
Cette conversion de Ah Q à l' « homicide oculaire » eut un effet inattendu : les badauds de Weichouang prirent encore plus de plaisir à le taquiner. Dès qu'ils le voyaient, ils s'écriaient, feignant la surprise :
– Oh, il y a de la lumière par ici ?
Invariablement furieux, Ah Q leur répondait par un regard assassin. Mais ils étaient intrépides :
– Ah oui, c'est une lampe-tempête !
Ah Q ne pouvait se dispenser de trouver une réplique vengeresse :
« Vous ne valez même pas... » Dans ces moments cruciaux, il lui semblait que ses teignes à lui étaient d'une race supérieure, sans rapport avec teignes communes ; mais, comme on l'a dit plus haut, Ah Q était un homme de grande expérience, et il préférait se taire, se rendant compte à temps qu'il allait violer un tabou.
Les badauds ne l'en tenaient pas quitte pour autant et ne cessaient de taquiner que pour lui taper dessus. Quand, selon toute apparence, Ah Q était vaincu, c'est-à-dire avait été traîné par la natte et eu la tête projetée quatre ou cinq fois contre un mur, les badauds s'en allaient enfin, satisfaits de leur victoire ; Ah Q restait un instant sur les lieux : « C'est comme si les fils battaient leur père », se disait-il, « le monde est à l'envers ! » Puis il s'en allait, lui aussi satisfait de sa victoire.
Ah Q finissait toujours par dire tout haut ce qu'il pensait, aussi ceux qui le taquinaient connurent bientôt sa recette pour remporter des victoires morales et, chaque fois qu'ils l'attrapaient par la natte, aussitôt ils lui disaient :
– Ah Q, là ce n'est pas un fils qui bat son père, mais un homme qui bat une bête. Répète : un homme qui bat une bête.
Tenant le haut de sa natte à deux mains, la tête tordue, Ah Q répondait :
– Qui bat un insecte, ça va ? Je suis un insecte, lâchez-moi !
Tout insecte qu'il était, les badauds ne le lâchaient pas avant d'avoir fait sonner sa tête cinq ou six fois de suite contre l'obstacle le plus proche : après quoi ils s'en allaient, satisfaits de leur victoire et persuadés que, cette fois, Ah Q avait eu son compte. Mais dix secondes ne s'étaient pas écoulées que Ah Q s'en allait à son tour, satisfait lui aussi de sa victoire, avec le sentiment bien ancré d'être le premier pour ce qui est de se dénigrer et, à condition d'oublier en quoi, d'être « le premier » tout court ; n'y a-t-il pas « le premier » aux examens ? « Tous des moins que rien ! »
Après avoir eu raison de l'ennemi par d'aussi subtils stratagèmes, Ah Q courait allègrement au cabaret, y buvait quelques bols de vin, plaisantait un coup avec les gens, se disputait un coup, remportait une victoire, rentrait allègrement au Temple du dieu tutélaire et s'en dormait aussitôt la tête sur l'oreiller. S'il avait de l'argent, il allait le risquer au jeu ; il se frayait une place au milieu des gens accroupis sur le sol, suant à grosses gouttes, et criait de toutes ses forces :
– Quatre cents sur le Dragon vert !
– Allons … Ouvrons... psalmodiait le croupier, ruisselant de sueur lui aussi, en soulevant le couvercle de la caisse. Port du ciel... Retour au coin... Passage de la popularité :; néant... Passez les sapèques de Ah Q...
Au rythme de la mélopée, les sapèques de Ah Q passaient peu à peu dans d'autres poches, tandis que tout le monde suait à grosses gouttes. Venait le moment où il ne lui restait plus qu'à se frayer un chemin hors de la foule, mais il s'attardait à regarder de loin, s'excitant sur le jeu des autres, jusqu'à la fin de la séance ; puis il rentrait à contrecœur dans son temple, et le lendemain, il avait les yeux gonflés en allant au travail.
Mais, comme dit le proverbe, « Cheval perdu porte bonheur », nul ne sait comment tourne la chance ; une fois, Ah Q eut le malheur de gagner, ce qui faillit le perdre.
但真所谓“塞翁失马安知非福”罢,阿Q不幸而赢了一回,他倒几乎失败了。
C'était le soir de la Fête des sacrifices aux dieux ; selon la coutume, on donnait un spectacle, et, selon la coutume également, on avait installé des tables de jeu tout près de la scène. Ah Q entendait aussi peu les tambours et les gongs que si la scène avait été à dix li de là, il n'avait d'oreilles que pour le chant des croupiers. Il gagna plusieurs fois coup sur coup, les sapèques de cuivre devenaient des pièces d'argent, les pièces d'argent des dollars, et les dollars s'empilaient. Il ne se sentait plus de joie :
– Deux dollars sur la Porte du ciel !
Une bagarre éclata : qui contre qui ? Pourquoi ? Il ne le sut jamais. Il resta hébété dans un brouhaha d'insultes, de coups, de piétinements, et quand il se releva enfin, les tables et les joueurs avaient disparu, il avait mal à différents endroits comme s'il avait reçu des coups de poings ou de pieds et les gens le regardaient sans avoir l'air de comprendre. Il rentra dans son temple avec le sentiment qu'il lui manquait quelque chose, et quand il eut repris ses esprits, il sut que c'était sa pile de dollars. Comme la plupart des bonimenteurs qui venaient pour les fêtes n'étaient pas du village, où chercher le coupable ?
Une belle pile de dollars blanche et brillante, et qui de plus lui appartenait... volatilisée ! Il avait beau se dire que c'étaient ses propres fils qui l'avaient volé, il restait inconsolable ; ou même qu'il était un insecte : inconsolable ! Pour la première fois, il goûta vaguement l'amertume de la défaite.
Mais il eut vite fait de retourner la défaite en victoire : de sa main droite bien haut levée, il s'administra deux gifles magistrales qui lui mirent les joues en feu ; ce geste accompli, il se rasséréna, car c'était lui qui avait donné les gifles, et celui qui les avait reçues était un autre lui-même, qui lui sembla bientôt être « un autre » tout court, que lui même avait giflé ; malgré ses joues en feu, satisfait de sa victoire, il se coucha.
Malgré ses innombrables victoires, ce n'est qu'à partir du jour mémorable où Ah Q, comme on l'a dit, reçut une gifle de Monsieur Tchao qu'il fut célèbre.
然而阿Q虽然常优胜,却直待蒙赵太爷打他嘴巴之后,这才出了名。
Après avoir versé deux cents sapèques de pourboire au garde-champêtre, il se coucha, encore tout indigné; mais ensuite il se dit: « C'est le monde à l'envers, voilà que les fils battent leur père... » et, à la pensée que le prestigieux Monsieur Tchao était désormais son fils, il retrouva peu à peu sa belle humeur ; il se leva et alla au cabaret en chantant Une jeune veuve sur la tombe de son époux. A ce moment, Monsieur Tchao lui apparut comme homme hors du commun.
Aussi étrange que cela paraisse, tout le monde sembla effectivement, à partir de ce jour, le traiter avec des égards extraordinaires. Ah Q se demanda si ce n'était pas parce qu'il était le père de Monsieur Tchao, mais il se trompait. La coutume à Weichouang était de ne pas faire attention quand Ah-Sept battait son frère Ah-Huit, ou Li, son voisin Tchang ; il fallait qu'une personnalité aussi en vue que Monsieur Tchao soit impliquée pour qu'on en parle. Mais une fois que l'opinion publique s'en mêla, la célébrité du gifleur rejaillit sur le giflé. Que la faute fût rejetée sur Ah Q, il est inutile de le préciser. Pourquoi ? Parce que Monsieur Tchao était infaillible. Mais si Ah Q était fautif, pourquoi lui témoigner une telle considérations ? C'est difficile à dire, mais il y a peut-être une explication : comme Ah Q avait prétendu être de la famille de Monsieur Tchao, même si cela lui avait valu une gifle, on craignait qu'il y ait du vrai là-dedans et trouvait plus prudent d'être un peu poli avec lui. Sinon, on peut encore citer l'histoire du bœuf sacrificiel du temple de Confucius : bien que ce bœuf fût un animal exactement comme le porc ou le mouton, les confucéens d'autrefois n'osaient pas en manger de peur de commettre un impair, puisque le Sage en avait goûté.
Après cet incident, Ah Q vécut satisfait pendant de longues années.
阿Q此后倒得意了许多年。
Une année, au printemps, il marchait dans les rues, complètement saoul, lorsqu'au pied d'un mur ensoleillé, il vit Wang-la-barbe en train de s'épouiller, le torse nu, et en éprouva ds démangeaisons. Ce Wang-la-barbe avait des teignes sur le crâne et des poils sur la figure et tout le monde l'appelait Teigne-à-barbe, sauf Ah Q qui retranchait le mot « teigne » mais ne l'en méprisait pas moins profondément. Ah Q avait son opinion à lui, c'est que les teignes n'ont rien d'extraordinaire tandis qu'une barbe qui vous mange la figure est vraiment choquante et vous déprécié aux yeux des gens. Pourtant il s'assit à côté de lui, ce qu'il n'aurait pas eu l'audace de faire avec un autre badaud. Mais qu'avait-il à craindre de Wang-la-barbe ? En vérité, c'était un honneur qu'il lui faisait de bien vouloir s'asseoir là.
Ah Q enleva lui aussi sa veste doublée et la retourna pour l'inspecter : avait-elle été lavée récemment, ou n'était-il pas assez attentif ? Au bout d'un long moment, il n'en avait trouvé que trois ou quatre. Et il voyait Wang-la-barbe en attraper en série, un, puis deux, puis trois... et les introduire dans sa bouche pour les croquer avec un bruit sec.
La déception initiale de Ah Q fit bientôt place à l'indignation : c'était scandaleux que ce pouilleux de Wang-la-barbe en ait tant et lui-même si peu ! Si seulement il avait pu en trouver un ou deux bien gros ! Mais il n'y avait rien à faire, c'est à peine s'il réussit à en attraper un tout maigrichon qu'il enfonça rageusement entre ses lèvres épaisses et fit craquer entre ses dents avec le plus de bruit possible, mais sans réussir à égaler Wang-la-barbe.
Ses croûtes virèrent au rouge, il jeta sa veste sur le sol et dit en crachant :
– Asticot poilu !
– A qui parles-tu, chien pelé ? Demanda Wang-la-barbe en levant des yeux méprisants.
Malgré la relative considération dont il jouissait alors et qui avait augmenté son autosatisfaction, Ah Q manifestait un reste de timidité en présence des badauds qui avaient coutume de le maltraiter ; mais, dans le cas présent, il fit preuve d'une bravoure exceptionnelle. Ce sac à barbe osait-il lui manquer de respect ?
– Je parle à ceux qui se sentent visés ! Il se leva et se campa les poings sur les hanches.
– Ta carcasse te démange ? Wang-la-barbe se leva à son tour et mit sa veste.
Ah Q crut qu'il voulait se sauver et se précipita pour lui donner un coup de poing ; mais avant que ce poing n'atteigne son but, Wang-la-barbe l'attrapa au vol et tira d'un coup sec, faisant trébucher Ah Q, puis le saisit par la natte et voulut l'entraîner vers un mur pour lui cogner la tête.
– Les gens bien causent au lieu de cogner ! Dit Ah Q, la tête de travers.
Wang-la-barbe n'était sans doute pas quelqu'un de bien, car sans l'écouter le moins du monde, il la lui cogna cinq fois de suite puis, prenant bien sons élan, l'envoya à six pieds de là, et partit, ayant obtenu satisfaction.
De mémoire de Ah Q, ce fut sans doute la première humiliation de sa vie ; d'habitude, c'était lui qui se moquait de Wang-la-barbe, à cause de ses horribles poils sur les joues, et jamais l'autre ne s'était moqué de lui et encore moins ne l'avait attaqué. Il n'aurait jamais cru cela vrai ? Que l'empereur avait supprimé les examens et qu'on n'aurait plus besoin de lauréats cantonaux ou provinciaux ? Dans ce cas, la famille Tchao aurait perdu de son prestige et on lui manquerait de respect par contrecoup.
Ah Q restait planté là, en proie à ses incertitudes.
阿Q无可适从的站着。
Au loin, quelqu'un arrivait dans sa direction, encore un ennemi. C'était un des êtres que Ah Q détestait le plus, le fils aîné de Monsieur Tsien. Ne tenant pas en place, il était d'abord allé à la ville pour faire des études dans une école étrangère, puis avait trouvé un moyen d'aller au Japon ; quand il revint chez lui ; au bout de six mois, il avait la démarché raide d'un Occidental et sa natte avait disparu ; sa mère en eut une douzaine de crises de larmes et sa femme, par trois fois, fit mine de se jeter dans un puits. Ensuite, sa mère déclara à tout le monde : « Ce sont des voyous qui lui ont coupé sa natte après l'avoir fait boire. Dire qu'il aurait pu faire une belle carrière dans l'administration, et maintenant il faut attendre qu'elle ait repoussé ! » Ah Q, qui n'en croyait pas un mot, l'appelait Faux-diable-étranger, ou encore Vendu, et ne manquait pas de l'insulter en pensée dès qu'il l'apercevait.
Ce que Ah Q trouvait le plus intolérable, c'était sa nette postiche : quelqu'un capable d'aller jusque-là n'est pas un homme, et sa femme est une pas grand-chose de ne pas s'être jetée une quatrième fois dans un puits.
Le Faux-diable-étranger était tout près.
« Tondu... âne... » Ah Q d'habitude ne l'insultait que mentalement, mais cette fois-ci, il avait tellement besoin d'épancher sa colère qu'il ne put s'empêcher de grommeler entre ses dents.
Par un hasard malencontreux, le « tondu » tenait une canne laquée de jaune (que Ah Q appelait son bâton d'enterrement) et arrivait sur lui à grand pas. Pressentant aussitôt qu'il y avait des coups en perspective, Ah Q se mit en posture, muscles raidis et tête entre les épaules, pour attendre la suite ; en effet, il entendit un « Pan ! » et il lui sembla même que le coup avait atterri sur sa tête.
– Je parlais de lui ! Protesta Ah Q en montrant un enfant à côté d'eux.
« Pan ! Pan ! Pan ! »
De mémoire de Ah Q, ce fut sans doute la seconde humiliation de sa vie. Heureusement, quand les « Pan ! » se turent, il se sentit soulagé comme après avoir réglé une affaire, d'autant plus que l' « oubli », ce trésor légué par ses ancêtres, faisait son œuvre. Il s'en alla tranquillement et, avant même d'avoir atteint la porte du cabaret, il avait retrouvé presque toute sa bonne humeur.
En sens inverse arrivait une petite nonne du Temple du calme perfectionnement. Ah Q, qui jurait toujours en la voyant, fut encore plus tenté de le faire après cette humiliation. Tout lui revint en mémoire et il se sentit plein de haine.
« Ah, je sais maintenant pourquoi la chance est contre moi aujourd'hui, c'est que je devais te rencontrer ! » se dit-il.
Il s'approcha d'elle, et cracha bruyamment.
Comme si elle n'avait rien remarqué, la nonne continuait à marcher, la tête baissée. S'approchant davantage, Ah Q allongea brusquement la main et palpa son crâne rasé de frais.
– Chauvinette, rentre vite, ton moinillon t'attend... dit-il avec un rire niais.
– Ne me touche pas ! La nonne rougit jusqu'aux oreilles et se mit à marcher plus vite.
Les clients du cabaret éclatèrent de rire. Voyant qu'on admirait ses prouesses, Ah Q ne se sentit plus de joie :
– Ton moinillon te touche bien, pourquoi pas moi ? Et il lui pinça la joue.
Nouveaux éclats de rire au cabaret. Ah Q se rengorgea et, pour satisfaire ce public de connaisseurs, il lui tordit la joue à pleine main avant de la laisser partir.
Cette bataille lui fit instantanément oublier Wang-la-barbe et Faux-diable-étranger, il se sentit vengé de ce jour néfaste ; chose curieuse, il éprouvait encore plus de soulagement que lorsque les « Pan ! Pan ! » s'étaient tus, et il partit, léger comme s'il avait des ailes.
– Ah Q, tu es maudit et resteras sans fils ! Entendit-on la nonne murmurer au loin d'une voix sanglotante.
Ah, ah, ah ! Ah Q éclata de rire, absolument ravi.
– Ah, ah, ah ! Rirent en écho les clients du cabaret, à peine moins ravis que lui.
Chapitre quatre
第四章
Un drame de l'amour
恋爱的悲剧
On raconte que certains vainqueurs ont besoin d'ennemis aussi redoutables que des tigres ou des aigles pour pouvoir jouir de leur victoire ; remportée sur des moutons bêlants, elle n'aurait plus de sens pour eux. D'autres, après avoir tout subjugué, face à la multitude des morts et de ceux qui se sont soumis, leur accordant droit de vie ou de mort sur eux, n'ayant plus ni ennemis, ni rivaux, ni égaux, maîtres absolus dans une solitude glacée, ressentent alors tout le tragique de leur victoire. Mais, pour en revenir à notre Ah Q, en voilà un qui n'avait pas de ces complaisances morbides et était toujours satisfait : faut-il, peut-être, y voir une preuve de la supériorité de la civilisation chinoise sur le reste du monde ?
Regardez-le s'en aller, léger comme s'il avait des ailes !
看哪,他飘飘然的似乎要飞去了!
Et pourtant, cette victoire-là changea quelque chose en lui. Il arriva, léger comme s'il avait des ailes, dans son temple, où il aurait dû se mettre à ronfler aussitôt couché ; mais ce soir-là, il ne put fermer l’œil, troublé par une curieuse sensation au pouce et à l'index qui lui semblaient d'une douceur extraordinaire. Il se demandait si quelque chose de velouté sur le visage de nonne était resté collé à ses doigts, ou se ceux-ci s'étaient adoucis au seul contact de ce visage.
« Ah Q, tu es maudit et resteras sans fils ! »
Ces mots résonnèrent de nouveau à ses oreilles ; il réfléchit : « C'était vrai, je devrais avoir une femme ; si l'on meurt sans fils, personne ne sacrifie un bol de riz à votre esprit … oui, je devrais avoir une femme... » Comme disaient les anciens : « Des trois manières d'être un mauvais fils, la pire est de rester sans fils », ou « On peut mourir de faim même après sa mort », voilà bien l'un des drames de la vie humaine. Les pensées de Ah Q étaient donc en tout point conformes aux enseignements des sages d'autrefois, et il est d'autant plus regrettable que par la suite il soit devenu la proie de ses instincts.
« Une femme... une femmes... Les moines peuvent bien … une femme... »
Nous ne savons pas à quelle heure Ah Q se mit enfin à ronfler ce soir-là. Mais depuis lors, il sentit sans doute toujours une certaine douceur sur ses doigts et resta léger comme s'il avait des ailles : « Une femme... »
Voilà un nouvel exemple des ravages causés par les femmes.
Les mâles chinois auraient pu presque tous devenir des sages s'ils n'avaient absolument tous été perdus par les femmes. L'antique dynastie ds Chang fut ruinée par Taki, la favorite de son dernier empereur ; la dynastie suivante, celles des Tcheou, disparut à cause de la belle Paose ; la dynastie des Ts'in ne dura guère et même si l'histoire ne le précise pas, nous pouvons supposer sans risque d'erreur que ce fut à cause d'une femme ; il est certain, par contre, que la célèbre Tiaotchan causa la mort de l'illustre ministre Tong Tchouo.
Ah Q était au fond un brave garçon ; bien que nous ignorions quel maître éclairé avait fait son éducation, il respectait scrupuleusement les « interdits entre l'homme et la femme » et pourfendait avec un zèle fanatique ceux de l'espèce de la nonne ou du Faux-diable-étranger. Il avait sa théorie sur la question les nonnes forniquent en secret avec les moines ; quand une femme marche dans la rue, c'est pour séduire un brave type ; si un femme parle avec un homme, c'est pour lui faire des propositions malhonnêtes. Pour les châtier, il leur lançait un regard assassin ou essayait de les « dissuader » à haute voix, ou encore, pourvu que l'endroit soit désert, leur jetait discrètement un caillou.
Qui se serait douté que, parvenu à « l'âge d'homme », il perdrait la tête à cause d'une nonne et se sentirait pousser des ailes ? Or, si l'on en croit les textes canoniques, ce n'est pas bien de « se sentir des ailes » : la femme est vraiment haïssable, si le visage de la petite nonne n'avait pas été si doux, ou s'il avait été voilé, Ah Q n'aurait pas été séduit. Il y avait de cela cinq ou six ans, il avait pincé la cuisse d'une femme dans la foule qui se pressait à un spectacle, mais à cause de l'épaisseur du pantalon, il ne s'était pas senti des ailes. Par contre, la nonne, c'était différent, c'était la perversité dans toute son horreur.
« Une femme... » songeait Ah Q.
Il observait sans relâche les femmes qu'il soupçonnait de vouloir « séduire un brave type », mais jamais aucune ne lui sourit ; il écoutait attentivement les femmes qui lui parlaient mais jamais aucune ne lui fit de propositions malhonnêtes. Raison de plus pour les trouver haïssables : elles voulaient passer pour vertueuses !
Un jour, Ah Q avait pilé du riz chez les Tchao pendant toute la journée, et il fumait, assis dans la cuisine après le dîner. S'il s'était agi d'autre gens, il serait rentré chez lui. Mais chez les Tchao, on dînait de bonne heure ; en principe on n'avait pas le droit d'allumer les lampes et allait se coucher après avoir mangé, mais ce principe souffrait des exceptions : premièrement, quand le fils de Monsieur Tchao n'était pas encore lauréat cantonal, il avait le droit d'allumer une lampe pour étudier ; deuxièmement, quand Ah Q venait travailler dans la maison, il avait le droit de s'éclairer le soir pour piler du riz. C'est en vertu de cette deuxième exception que Ah Q fumait dans la cuisine avant de se remettre au travail.
Tante Wou, l'unique servante de la famille Tchao, avait fini la vaisselle et vint s'asseoir sur le banc pour bavarder.
– Madame n'a rien mangé depuis deux jours parce que Monsieur veut acheter une petite...
« Une femme... Tante Wou... elle est veuve... » songeait Ah Q.
– Notre jeune dame aura un bébé au huitième mois...
« Une femme... » Ah Q posa sa pipe et se leva.
– Notre jeune dame … Tante Wou était volubile.
– Je veux coucher avec toi ! L'interrompit Ah Q en se jetant à genoux devant elle.
Pendant un instant, on aurait entendu voler une mouche : Tante Wou en fut comme frappée de stupeur. Puis soudain, elle poussa un cri et se mit à trembler, et sortit en courant et criant, et il crut même l'entendre pleurer.
一刹时中很寂然。
“阿呀!”吴妈楞了一息,突然发抖,大叫着往外跑,且跑且嚷,似乎后来带哭了。
Frappé de stupeur lui aussi, Ah Q resta agenouillé face au mur, puis il se releva lentement en prenant appui des deux mains sur le banc vide, l'air plutôt penaud. Il était effectivement un peu ennuyé, et glissa à la hâte sa pipe dans sa ceinture pour retourner piler le riz. Juste à ce moment, « Pan ! » il reçut un bon coup sur la tête et tournant les yeux, vit le Lauréat cantonal debout devant lui avec une épaisse canne de bambou.
– Tu en as encore fait... espèce de …
La canne s'abattit à nouveau sur lui, mais comme il se protégeait la tête à deux mains, il reçut le coup sur les doigts, et ça fit mal ! Il eut encore l'impression de recevoir un coup sur le dos avant de se sauver de la cuisine.
– Œuf de tortue* ! Lui cria le Lauréat cantonal avec l'accent distingué de la capitale.
*Insulte qui met en doute la vertu de votre mère.
Ah Q courut jusqu'à l'aire à piler le riz, où il se retrouva enfin seul, mais ses doigts lui faisaient mal et il ne pouvait oublier cet « œuf de tortue » qui lui inspirait une crainte d'autant plus profonde et durable que seuls les riches des familles de fonctionnaires le disaient, et jamais les simples villageois. A ce moment, il ne pensait plus aux femmes. Et puisqu'il s'était fait frapper et insulter, il se dit que l'incident était clos et sans conséquence, et il se mit à piler le riz. Quand il eut trop chaud, au bout d'un moment, il s'interrompit pour ôter sa veste.
C'est alors qu'il entendit une grande agitation au-dehors, et comme rien ne l'amusait davantage, il partit en direction du bruit qui le guida jusque dans la cour intérieure de la maison ; malgré la nuit tombante, il distingua beaucoup de monde, toute la maisonnée Tchao, y compris Madame qui n'avait pas mangé depuis deux jours, plus la voisine, Belle-sœur Tseou, et les deux cousins Tchao Pai-yen et Tchao Se-tchen.
La bru des Tchao sortait juste du logis des domestiques en traînant Tante Wou et en lui disant :
– Sors un peu, ne reste pas seule dans ta chambre à y penser...
– Tout le monde sait que tu es une femme respectable... il n'est pas question pour toi de penser au suicide ! Ajouta Belle-sœur Tseou.
Tante Wou ne faisait que pleurer sans écouter ce qu'on pouvait lui dire.
吴妈只是哭,夹些话,却不甚听得分明。
« Tiens, intéressant ! Se dit Ah Q. Qu'a-t-elle bien pu faire comme bêtise, la petite veuve ? » Et il s'approcha de Tchao Se-tchen pour s'enquérir. Au même moment, il vit soudain Monsieur Tchao fondre sur lui, une épaisse canne de bambou à la main ; à la vue de cette canne, il se rappela en avoir déjà tâté et se demanda si cela avait un rapport avec cette agitation. Il fit demi-tour pour battre en retraite en direction de l'aire à piler le riz mais fut bien étonné de trouver la canne en travers de sa route ; refaisant alors demi-tour, il réussir à sortir sans encombre par la porte de derrière et fut bientôt rentré dans son temple.
Après être resté assis un moment, Ah Q commença à avoir la chair de poule ; il se refroidissait lentement car, malgré le printemps, les nuits étaient encore trop fraîches pour rester torse nu ; il se rappela que sa veste était restée chez les Tchao, mais il avait peur d'aller la chercher à cause de la canne du Lauréat cantonal. C'est alors que le garde-champêtre entra.
– Ah Q, fils de pute ! Encore une agression, et contre une servante de la famille Tchao. C'est de la rébellion pure et simple ! Et je ne peux pas dormir tranquille ce soir à cause de toi, cela aggrave ton cas !
“阿Q,你的妈妈的!你连赵家的用人都调戏起来,简直是造反。害得我晚上没有觉睡,你的妈妈的!……”
Ah Q n'eut bien entendu rien à répliquer à cette réprimande. Et comme c'était le soir, le pourboire se montait à quatre cents sapèques qu'il n'avait pas ; il remit en gage un chapeau de feutre et accepta les cinq conditions suivantes :
1) Ah Q se rendra le lendemain chez Monsieur Tchao pour demander pardon, avec deux bougies rouges pesant chacune une livre et de l'encens.
2) La famille Tchao invitera un prêtre taoïste à exorciser les esprits qui pourraient tourmenter Tante Wou, les frais étant à la charge de Ah Q.
3) Ah Q n'est désormais plus autorisé à franchir le seuil de la demeure de la famille Tchao.
4) S'il arrivait malheur à Tante Wou par la suite, Ah Q en porterait l'entière responsabilité.
5) Ah Q n'est pas autorisé à aller réclamer son salaire et sa veste.
Ah Q accepta tout, bien entendu. Malheureusement, il n'avait pas d'argent, mais heureusement, c'était le printemps : il pouvait se passer de sa couverture ouatée et la mit en gage pour deux mille sapèques, assez pour respecter ses obligations. Après s'être prosterné contre terre, torse nu, il lui resta encore quelques sapèques, mais au lieu de récupérer son chapeau, il les dépensa pour boire. Quant à la famille Tchao, elle ne fit brûler ni l'encens ni les bougies, mais les mit en réserve car Madame pouvait les utiliser pour ses dévotions au Bouddha. Et la pauvre veste servit en grande partie à confectionner des langes pour l'enfant que la jeune dame aurait au huitième mois, tandis que les morceaux les plus usés furent utilisés pour faire des semelles piquées pour Tante Wou.
Chapitre cinq
第五章
Il faut manger pour vivre
生计问题
Quand Ah Q en eut fini avec ces formalités, il rentra comme de coutume au temple du dieu tutélaire et, après le coucher du soleil, il se mit peu à peu trouver le monde bizarre ; une réflexion attentive lui permit de comprendre pourquoi : il était torse nu ! Se rappelant qu'il possédait encore une vieille veste ouatée, il s'en couvrit et qu'il possédait encore une vieille veste ouatée, il s'en couvrit et s'allongea. Quand il rouvrit les yeux, le soleil éclairait déjà le mur ouest de sa chambre. Il s'assit en grommelant : « Je t'en foutrai... »
Une fois levé, il alla par les rues comme à son habitude ; et là, même sans commune mesure avec ce qu'il avait enduré à cause de son torse nu, il se remit à trouver le monde bizarre. Comme si, depuis ce jour-là, les femmes de Weitchouang étaient toutes d'une pudeur excessive, elles se réfugiaient chez elles dès qu'elles le voyaient arriver. Même Belle-sœur Tseou, qui approchait de la cinquantaine, prenait la fuite comme les autres, allant jusqu'à faire rentrer sa fille âgée de onze ans. Ah Q s'en étonna, tout en se disant : « Ces bonnes femmes se mettent à faire des manières comme des demoiselles. Toutes des salopes... »
Mais ce qui lui arriva pendant les jours suivants lui fit trouver le monde encore plus bizarre. Premièrement, on ne lui fit plus crédit au cabaret ; deuxièmement, le vieux gardien du temple eut quelques mots incohérents qui semblaient lui signifier de s'en aller ; troisièmement, il s'écoula, il n'aurait su dire combien, mais certainement beaucoup de jours sans qu'on vienne lui proposer du travail. Qu'on ne lui fasse plus crédit au cabaret, passe encore ; que le vieux veuille le chasser, il n'y avait qu'à le laisser parler ; mais si personne ne le faisait travailler, il n'aurait rien à se mettre dans le ventre : les choses se gâtaient pour de bon.
Cela ne pouvait plus durer et Ah Q en fut réduit à aller aux nouvelles chez ses anciens clients – seule la maison des Tchao lui était interdite – mais, partout, on l'accueillit d'étrange manière : c'était toujours un homme qui sortait et lui répondait d'un air excédé, avec le geste qu'on a pour écarter un mendiant :
– Nous n'avons rien pour toi, va-t'en !
Ah Q comprenait de moins en moins. Ces gens qui, avant, avaient toujours besoin d'un coup de main, ne pouvaient pas tout à coup ne plus rien avoir à faire, il y avait un mystère là-dessous. Il fit son enquête et apprit qu'ils s'adressaient tous à Petit Don (ou plutôt Petit D, car on n'est pas très sûr du nom). Qui aurait pu imaginer que ce gamin pauvre et souffreteux, encore au-dessous de Wang-la-barbe dans la classification de Ah Q, lui volerait un jour son bol de riz ? Ce dernier coup aggrava le désarroi de Ah Q, et tandis qu'il marchait, tout à son indignation, il leva soudain un bras, tout en chantant :
Ma main brandit une masse de fer pour l'abattre...
Il finit par rencontrer Petit D, quelques jours plus tard, devant l'entrée de la maison de Tsien. « Deux ennemis ont l'un pour l'autre des yeux de lynx », dit le proverbe ; Ah Q s'avança, tandis que Petit D s'arrêtait.
– Sale bête ! dit Ah Q en lui jetant un regard assassin et en crachant.
– Je suis un insecte, tu es content ? dit Petit D.
Cette modestie redoubla la fureur de Ah Q, mais comme il n'avait pas de masse de fer, il se rua en avant, tendant ses mains nues, pour attraper la natte de Petit D, qui, tout en protégeant sa natte d'une main, essayait d'attraper avec avec l'autre main celle de Ah Q qui lui-même protégeait sa propre natte avec sa main restée libre. Pour le Ah Q d'autrefois, Petit D aurait été quantité négligeable, mais depuis que lui-même ne mangeait plus à sa faim, il était aussi souffreteux que Petit D, et la lutte était devenue égale : quatre mains accrochées à deux têtes et deux dos courbés dessinant un arc bleu sur le mur blanc de la maison des Tsien, pendant une demi-heure.
– C'est bien comme ça ! C'est bien ! criaient des spectateurs, sans doute pour les calmer.
– Bien ! Bien ! criaient d'autres, sans qu'on sache si c'était pour les calmer, les féliciter ou les exciter.
Mais ils n'écoutaient rien ni personne. Ah Q faisait trois pas en avant, Petit D trois en arrière, et ils s'immobilisaient ; Petit D faisait trois pas en avant, Ah Q trois en arrière, et ils s'immobilisaient. Au bout d'une demi-heure environ – ou peut-être vingt minutes, il est difficile de le dire car il n'y a pas d'horloge publique à Weitchouang –, alors qu'ils suaient sang et eau, Ah Q lâcha prise, imité à l'instant même par Petit D ; ils se redressèrent et reculèrent en même temps, et partirent en fendant la foule.
– Que cela te serve de leçon, bâtard ! lança Ah Q par-dessus son épaule.
– Que cela te serve de leçon, bâtard ! lança Petit D par-dessus son épaule.
L'issue de ce « combat du tigre et du dragon » resta indécise, et on ignore si les spectateurs furent satisfaits, car il n'y eut aucun commentaire, et, pas plus qu'avant, personne ne confia de travail à Ah Q.
Par un beau jour tiède, alors qu'une douce brise soufflait déjà l'été, Ah Q sentit qu'il avait froid, mais il pouvait en prendre son parti, le pire était la faim. Il y avait déjà longtemps qu'il n'avait plus sa couverture ouatée, son chapeau de feutre et sa veste ; ensuite il avait vendu sa veste ouatée ; à présent, il lui restait son pantalon, mais il ne pouvait vraiment pas le quitter, et une vieille veste doublée dont il pouvait à la rigueur faire cadeau pour confectionner des semelles, mais certainement pas tirer de l'argent. L'espoir qu'il nourrissait depuis longtemps de trouver de l'argent sur une route avait été déçu jusqu'à présent ; il espérait même découvrir de l'argent dans sa pauvre chambre, mais il eut beau la fouiller fébrilement, elle ne lui réserva pas la moindre surprise. Alors, il décida d'aller mendier sa nourriture.
Tout en suivant son chemin pour aller « mendier », il vit bien des lieux familiers, comme le cabaret ou la boutique de petits pains, mais il passa sans s'arrêter, et sans même en avoir envie. Ce n'était pas cela qu'il voulait, sans pour autant savoir ce qu'il voulait.
Weichouang n'était pas un grand bourg et il en fut vite sorti. La campagne était couverte de rizières et vert tendre des jeunes pousses s'étendait à perte de vue, parsemé de points noirs mobiles qui étaient les paysans au labour. Ah Q continuait de marcher, insensible à cette idylle champêtre, car il savait d'instinct que la voie dans laquelle il s'était engagé pour « mendier sa nourriture » le mènerait bien loin de tout cela. Mais, pour finir, il se retrouva devant le mur d'enceinte du Temple du calme perfectionnement.
Le mur blanc du temple se détachait sur le vert tendre des rizières, et derrière, un petit mur de terre entourait un potager. Ah Q hésita un moment, regardant bien tout autour de lui ; il n'y avait personne. Il grimpa sur le mur bas en s'accrochant à un polygonum, mais la terre s'effrita sous ses pieds qui se mirent à trembler ; se rattrapant à une branche de mûrier, il réussit à sauter de l'autre côté du mur. Le potager était luxuriant mais il n'y poussait apparemment ni vin jaune ni petits pains, ni quoi que ce soit de comestible. Il y avait bien contre le mur ouest une haie de bambous pleine de pousses mais hélas elles n'étaient pas cuites ; le colza était monté en graines, la moutarde était en fleur et les choux séchées sur pied.
Se sentant frustré comme un « aspirant lettrés » recalé à l'examen, Ah Q s'approcha à pas lents de la porte du potager où il eut la bonne surprise de découvrir une plate-bande de navets flétris. Comme il s'accroupissait pour les arracher, une tête ronde se montra soudain à la porte et se retira tout aussi vite, celle de la petite petite nonne sans aucun doute. La petite nonne faisait partie des gens que Ah Q méprisait comme la mauvaise herbe, mais en ce monde il faut parfois faire des compromis et il arracha à la hâte quatre navets qu'il enveloppa dans une feuille et mit dans son giron. Entre temps, une vieille nonne était sortie.
– Amida Bouddha ! Comment, Ah Q, tu sautes dans notre potager pour voler nos navets ! … C'est un péché, Amida Bouddha !...
– Quand est-ce que j'ai sauté dans votre potager pour voler des navets ? Cria Ah Q par-dessus son épaule en s'en allant.
– Mais à l'instant … ça, ce n'en est pas ? Dit la vieille nonne en montrant sa poche.
– Ils sont à vous ? Est-ce qu'ils viennent quand vous les sifflez ? Vous...
Sans finir sa phrase, Ah Q se mit à courir, car un gros chien noir s'était lancé à sa poursuite ; il était habituellement à la porte du devant, et on ne sait ce qui le prit de venir dans le potager du fond. Le chien noir arrivait sur Ah Q en aboyant et il allait lui mordre le mollet lorsque heureusement un navet tomba de sa poche et effraya le chien qui s'arrêta le temps pour Ah Q de grimper sur le mûrier, enjamber le mur et aller rouler avec ses navets de l'autre côté. Il laissait derrière lui le chien hurlant face au mûrier et la vieille nonne en train d'invoquer le Bouddha.
Comme Ah Q avait peur que les nonnes ne lâchent le chien noir sur lui, il ramassa les navets et partit, prenant quelques cailloux sur son chemin, mais le chien ne se montra pas. Ah Q jeta les cailloux et se mit à manger tout en marchant, se disant qu'il n'avait rien à chercher par là et qu'il ferait peut-être mieux de partir pour la ville...
Le temps de manger trois navets, sa décision d'aller en ville était prise.
Chapitre six
第六章
Echec d'une tentative de restauration
从中兴到末路
Lorsqu'on revit Ah Q à Weitchouang, on venait de célébrer la Fête de la mi-automne. Tout le monde fut bien étonné par la nouvelle, et on se demanda, par la même occasion, où il avait pu aller pendant tout ce temps. Les quelques fois où Ah Q était parti pour la ville, avant, il l'avait annoncé triomphalement, mais, cette fois, il n'en avait pas soufflé mot, et personne n'y avait fait attention. Peut-être l'avait-il dit au vieux gardien du temple mais, telle était la coutume à Weitchouang, il fallait que ce soit Monsieur Tchao, ou Monsieur Tsien, ou le Lauréat cantonal qui se rende en ville pour constituer un événement notable. Même le Faux-diable-étranger ne comptait pas, et Ah Q encore moins ! Cela explique que le vieux ne lui ait pas fait de publicité, laissant tout Weitchouang dans l'ignorance.
Mais, cette fois, à l'inverse des précédentes, c'est le retour de Ah Q qui ne passa pas inaperçu. Un jour, à la tombée de la nuit, il apparut, avec un air de somnambule, à la porte du cabaret, s'approcha du comptoir et sortit de sa poche une poignée de pièces de cuivre et d'argent qu'il jeta devant lui en disant : « Je paye comptant ! A boire ! » Il portait une veste neuve qui laissait voir, pendue à sa taille, une bourse si lourde qu'elle incurvait profondément sa ceinture de pantalon. A Weitchouang, telle était la coutume, si quelqu'un surprenait par son apparence, on préférait être poli que grossier avec lui ; alors on avait beau savoir que c'était Ah Q, il était si différent de l'Ah Q en veste trouée et comme disaient les anciens, « après trois jours de séparation, on se revoit avec des yeux neufs », que tous serveurs, patron, consommateurs, passants, adoptèrent spontanément à son égard une attitude à la fois méfiante et respectueuse. Le patron lui fit d'abord un signe de tête, puis engagea la conversation :
– Alors, Ah Q, te voilà de retour ?
– Oui, me voilà.
– Tu as fait fortune, je vois. Tu étais...
– A la ville.
La nouvelle se répandit le lendemain dans tout Weitchouang. Comme tous voulaient connaître l'histoire de la soudaine prospérité de cet Ah Q vêtu de neuf et cousu d'argent, on était partout à l'affût d'informations, que ce soit au cabaret, à la maison de thé ou sous l'auvent du temple. Ah Q y gagna un prestige nouveau pour lui.
Ah Q, à l'en croire, avait travaillé chez Monsieur le Lauréat provincial. A ce point de son récit, ses auditeurs se sentirent pénétrés de respect. Ce lauréat provincial s'appelait Pai de son nom de famille, mais comme il était le seul de son grade dans toute la ville, il suffisait de dire Monsieur le Lauréat provincial, sans nom de famille, pour savoir que c'était lui ; il était si connu, à Weitchouang comme à cent li à la ronde, que beaucoup de gens n'étaient pas loin de croire que « Lauréat provincial » étaient ses noms et prénom.C'était un honneur de travailler chez lui. Mais, dit aussi Ah Q, l'envie d'y travailler lui avait passé parce que Monsieur le Lauréat provincial était un « salaud ». A ce point de son récit, ses auditeurs soupirèrent d'aise, puisque, malheureusement pour lui, Ah Q n'était pas digne de travailler chez Monsieur le Lauréat provincial.
A ce que dit encore Ah Q, une des raisons de son retour était que les gens de la ville ne lui plaisaient pas : d'abord, ils appelaient un petit banc un tabouret et coupaient la ciboule trop fine pour faire frire le poisson, mais ensuite, et ce grief était nouveau, les femmes ne se dandinaient pas gracieusement en marchant. Il y avait aussi des choses à y admirez, par exemple, même les gamins des rues jouaient très bien au mahjong, alors qu'à Weichouang on utilisait un jeu de trente-deux jetons de bambou et que seul le Faux-diable-étranger savait y jouer ; et encore, confronté à un gamin de douze ans, il se serait vite trouvé dans la situation d' « un petit diable face au roi des enfers ». A ce point de sont récit, ses auditeurs rougirent de confusion.
– Avez-vous déjà vu une exécution ? Dit encore Ah Q. Ah, c'est beau ! Ils ont coupé la tête d'un révolutionnaire. Ah, c'était beau ! … Il secoua la tête, faisant voler un jet de salive sur le visage de Tchao se-tchen qui était en face de lui. A ce point du récit, ses auditeurs furent saisis d'une crainte respectueuse. Jetant un regard circulaire, Ah Q leva brusquement la main droite et la laissa retomber sur la nuque de Wang-la-barbe qui écoutait, le cou tendu, fasciné :
– Han !
Wang-la-barbe sursauta et rentra sa tête avec la promptitude de l'éclair, tandis que les auditeurs étaient partagés entre la terreur et le ravissement. Wang-la-barbe mit plusieurs jours à s'en remettre et n'osa plus approcher Ah Q ; les autres non plus, d'ailleurs.
A ce moment, Ah Q occupait aux yeux des habitants de Weitchouang une position qu'on n'oserait dire supérieure à celle de Monsieur Tchao, mais qu'on peut, sans risque d'erreur, qualifier de comparable.
阿Q这时在未庄人眼睛里的地位,虽不敢说超过赵太爷,但谓之差不多,大约也就没有什么语病的了。
Bientôt, la réputation de Ah Q pénétra dans tous les foyers de Weitchouang et même les femmes en entendirent parler. Excepté deux familles riches, les Tsien et les Tchao, les neuf dixièmes du village étaient modestes, mais une femme n'en est pas moins une femme, et il est à peine croyable qu'elles aient été toutes si vite au courant. Quand elles se rencontraient, elles se racontaient les dernières nouvelles : Belle-sœur Tseou avait acheté à Ah Q une jupe de soie bleue, d'occasion certes, mais ne l'avait payée que quatre-vingt-dix sapèques ; la mère de Tchao Pai-yen – ou selon une autre version, à vérifier, de Tchao Se-tchen – s'était procuré chez lui une tunique d'enfant en coton « étranger » rouge, presque neuve, à quatre-vingt-dix pour cent de sa valeur. Dès lors elles guettèrent toutes les occasions de rencontrer Ah Q, qui pour lui acheter une jupe de soie, qui pour lui acheter une tunique de coton, et loin de fuir à sa vue, elles lui couraient après en l'appelant s'il avait passé sans s'arrêter.
– Ah Q, as-tu encore des jupes de soie ? Non ? Il me faut aussi une tunique de coton, il t'en reste bien une ?
Ce furent les femmes des familles modestes qui commencèrent, mais les riches les imitèrent. Comme Belle-sœur Tseou, fière de sa jupe de soie, la fit admirer à Madame Tchao, celle-ci en parla avec enthousiasme à son mari. Monsieur Tchao en discuta au dîner avec le Lauréat cantonal ; à son avis, Ah Q avait quelque chose de suspect, et il valait mieux surveiller les entrées de la maison ; mais si on pouvait encore lui acheter quelque chose, peut-être que sa marchandise était bonne. Et justement, Madame Tchao cherchait un beau gilet de fourrure à un prix raisonnable. A l'issue d'un conseil de famille, on chargea Belle-sœur Tseou d'aller chercher Ah Q sur l'heure et l'on institua, pour la circonstance, une troisième exception à la règle : ce soir-là, la lampe à huile pourrait rester allumée un moment.
Mais la lampe avait déjà consommé beaucoup d'huile, et Ah Q n'était toujours pas arrivé. La famille Tchao au grand complet se désolait et bâillait, pestant contre cet Ah Q qui n'était jamais là quand il fallait, ou contre l'incurie de Belle-sœur Tseou. Madame Tchao craignait qu'il n'ose pas venir à cause de l'engagement qu'il avait pris au printemps, mais, disait Monsieur Tchao, il n'y avait pas là motif à s'inquiéter puisque c'était « moi, Monsieur Tchao » qui l'avait convoqué. Et il avait vu juste, car enfin Ah Q entra à la suite de Belle-sœur Tseou.
– Tout ce qu'il sait dire, c'est qu'il n'a plus rien, et moi je lui dis : Va le leur dire toi-même, et il me dit toujours la même chose, et moi je lui dis... expliqua Belle-sœur Tseou en entrant, encore tout essoufflée.
– Monsieur ! Articula Ah Q avec une grimace qui voulait être un sourire, en restant sous l'auvent de la porte.
- Il paraît que tu as fait fortune au-dehors, Ah Q, dit Monsieur Tchao, marchant à pas lents et le toisant du regard. C'est bien, très bien. C'est que... il paraît que tu as de la marchandise d'occasion... tu pourrais peut-être nous la montrer... C'est simplement pour ça, parce que nous...
– Je l'ai déjà dit à Belle-sœur Tseou, je n'ai plus rien.
– Plus rien ? Dit Monsieur Tchao d'une voix blanche. Comment se fait-il que tout soit parti aussi vite ?
– Cela appartenait à des amis, il n'y avait pas grand-chose ; ils avaient acheté quelques...
– Il devrait bien en rester un peu !
– Tout ce qui me reste, c'est un rideau de porte.
– Eh bien, viens nous le montrer, dit précipitamment Madame Tchao.
– C'est ça, apporte-le demain, reprit Monsieur Tchao sans enthousiasme. Et si tu as d'autres marchandises, commence par nous les présenter à nous...
– Nous ne te payerons pas moins que les autres, dit le Lauréat cantonal. Et sa femme jeta un regard furtif sur Ah Q, pour voir si on avait réussi à l'émouvoir.
– Il me faut un gilet de fourrure, dit Madame Tchao.
Ah Q promit tout ce qu'on voulut, mais à le voir sortir, avec son air apathique, on pouvait se demander s'il tiendrait sa promesse. Partagé entre la déception, la colère et l'inquiétude, Monsieur Tchao s'arrêta de bâiller. Agacé par le comportement de Ah Q, le Lauréat cantonal déclara qu'il fallait se méfier de cet « œuf de tortue », et peut-être même ordonner au garde-champêtre de lui interdire de résider à Weitchouang. Mais Monsieur Tchao n'était pas de cet avis, car il craignait des représailles ; d'ailleurs, dans ce genre de commerce, et général, « l'aigle ne mange pas ses propres œufs », et le propre village de Ah Q n'avait rien à craindre ; il suffisait d'être un peu plus vigilant la nuit. Admirant la pertinence des « sages instructions paternelles », le Lauréat cantonal revint sur sa suggestion de Chasser Ah Q et recommanda instamment à Belle-sœur Tseou de n'en toucher mot à personne.
Mais le lendemain, en allant faire teindre en noir sa jupe bleue, Belle-sœur Tseou, sans dire ouvertement que le Lauréat cantonal aurait voulu chasser Ah Q, laissa entendre qu'il n'était à l'abri de tout soupçon ; cela suffit pour faire du tort à Ah Q. Pour commencer, le garde-champêtre se présenta chez lui pour confisquer le rideau de porte, et Ah Q eut beau lui dire que Madame Tchao voulait le voir, il refusa de le rendre, et par-dessus le marché fixa le montant d'un « tribut » que Ah Q lui payerait chaque mois. Ensuite, les villageois cessèrent d'être respectueux et, sans oser être franchement grossiers, se mirent à prendre leurs distances ; mais ce n'était pas comme au moment où ils se méfiaient de son « Han ! » car maintenant il ne se tenaient pas à distance, mais le tenaient à distance.
Seuls quelques désœuvrés cherchaient encore à connaître les dessous de l'histoire de Ah Q. Celui-ci n'en faisait pas mystère et racontait avec fierté ses aventures. On sut enfin que Ah Q n'était qu'un minable comparse, incapable de passer un mur ou de se faufiler par un trou, tout juste bon à faire le guet dehors pour recueillir le butin. Une nuit, alors que son chef, après lui avoir passé un paquet, venait de retourner à l'intérieur, il y entendit de grands cris, prit la fuite aussitôt, réussit à se glisser hors de la ville la nuit même et rentra se réfugier à Weitchouang. Depuis, il n'osait plus recommencer. Cette histoire lui fit encore plus d tort ; les villageois qui se tenaient à une distance respectueuse par crainte de représailles découvrirent avec stupéfaction qu'il n'était qu'un petit voleur qui n'osait plus voler. Il n'était même pas redoutable.
Le quatorzième jour du neuvième mois de la troisième année de l'empereur Siuantong ( c'est-à-dire le jour où Ah Q vendit sa bourse à Tchao Pai-yen), aux alentours de minuit, un grand bateau noir accosta au ponton de la maison des Tchao sur le fleuve. Il avait émergé de l'obscurité à l'insu des villageois profondément endormis ; mais au petit matin, quelques-uns le virent quand il repartit. L'enquête qui fut aussitôt rondement menée révéla que le bateau appartenait à Monsieur le Lauréat provincial.
Ce bateau sema la perturbation à Weitchouang et, avant midi, tout le village fut en émoi. Malgré le mutisme de la famille Tchao sur les raisons de la venue de ce bateau, il était de notoriété publique que les révolutionnaires allaient entrer dans la ville, et que Monsieur le Lauréat provincial était venu se réfugier au village. Seule Belle-sœur Tseou n'en croyait rien, et disait qu'il ne s'agissait que de quelques vieux coffres que Monsieur le Lauréatt provincial voulait confier à Monsieur Tchao qui les avait refusés. Il est vrai que Monsieur le Lauréat provincial et le Lauréat cantonal n'avaient jamais été en très bons termes, et il était logique qu'il n'y ait pas entre eux une amitié à l'épreuve de l'adversité ; et comme de plus Belle-sœur Tseou, étant la voisine des Tchao, était particulièrement bien informée, sans doute était-ce elle qui avait raison.
Cependant les ragots allaient bon train ; Monsieur le Lauréat provincial ne serait pas venu en personne, mais aurait envoyé une longue lettre énonçant ses liens de parenté complexes avec les Tchao. Après mûre réflexion, Monsieur Tchao en avait conclu qu'il n'y avait aucun inconvénient à garder les coffres qui seraient actuellement entreposés sous le lit de Madame Tchao. Quant aux révolutionnaires, certains racontaient qu'ils étaient entrés en ville dans la nuit, revêtus d'armures et de casques blancs : ils portaient le deuil de l'empereur Tchong-tcheng.
Ce mot de « révolutionnaires » était depuis longtemps familier aux oreilles de Ah Q ; cette année même, il avait vu de ses propres yeux l'exécution d'un révolutionnaire. Sans savoir pourquoi, il était convaincu que les révolutionnaires étaient des rebelles, et que des rebelles étaient gens à lui créer des ennuis, aussi leur avait-il voué une haine mortelle. Il n'aurait pourtant pas imaginé que Monsieur le Lauréat provincial, célèbre à cent li à la ronde, en ait tellement peur ; cela le consolait, sans parler de l'affolement de toutes ces bonnes gens de Weitchouang, encore plus réjouissant.
« La révolution a aussi du bon... elle nous débarrassera de ces salauds... tous les mêmes... et moi, eh bien, je vais me « rendre » aux révolutionnaires ! »
“革命也好罢,”阿Q想,“革这伙妈妈的命,太可恶!太可恨!……便是我,也要投降革命党了。”
Depuis quelque temps, Ah Q avait des embarras pécuniaires, ce qui le rendait facilement excitable ; de plus, il avait absorbé à midi, le ventre vide, deux bols de vin qui lui étaient encore plus vite montés à la tête ; et comme il se faisait ces réflexions tout en marchant, il se sentit à nouveau pousser des ailes. Il s'imagina tout à coup que les révolutionnaires, c'était lui, et que les habitants de Weitchouang étaient ses prisonniers. Dans sa joie, il perdit tout contrôle sur lui-même et se mit à hurler :
– Rébellion ! Rébellion !
On le regarda avec des yeux terrifiés ; Ah Q n'en avait jamais vu d'aussi pitoyables, et ce spectacle fut aussi rafraîchissant pour lui qu'un verre d'eau glacée en pleine canicule. Il se mit à marcher d'un pas encore plus allège, tout en criant :
– Je prendrai ce que je voudrai, j'aimerai qui me plaira.
Tatata, boumlala
Fatale erreur, en pleine ivresse j'ai tué mon frère juré
Fatale erreur, baia, baia...
Tata, boumla, oulala
Ma main brandit une masse de fer pour t'abattre...
Les deux messieurs de la famille Tchao étaient sur le pas de leur porte, en train de parler de la révolution avec leurs deux cousins ; Ah Q passa sans les voir, chantant à gorge déployée.
– Tiens voilà ce vieil Ah Q ! s'écria timidement Monsieur Tchao en guise de salutation.
« Tata boumlala... » Ah Q ne pouvait imaginer que ce qualificatif puisse être associé à son nom, et pensant que cela ne le concernait pas, continuait à chanter.
– Ah Q, mon vieux !
« Fatale erreur... »
– Ah Q ! aboya le Lauréat cantonal, essayant en dernier recours de l'appeler simplement par son nom.
Ah Q s'arrêta enfin : « Quoi ? » demanda-t-il en tournant la tête.
“阿Q!”秀才只得直呼其名了。
阿Q这才站住,歪着头问道,“什么?”
– Ah Q, cher vieil Ah Q... Maintenant... Monsieur Tchao ne savait au fond que lui dire. Est-ce que tu as fortune, à présent ?
– Fait fortune ? Naturellement ! Je prendrai ce que je voudrai...
– Ah Q, vieux frère, de pauvres amis comme nous n'ont rien à craindre, j'espère... dit craintivement Tchao Pai-yen, comme pour sonder les intentions des des révolutionnaires.
– Toi, un ami pauvre ? Tu es en tout cas plus riche que moi ! Répondit Ah Q en s'éloignant.
Ils ne dirent mot, consternés. Les Tchao père et fils rentrèrent chez eux et tinrent conseil, le soir, jusqu'à l'heure d'allumer la lampe. Quant à Tchao Pai-yen, aussitôt rentré chez lui, il sortit sa bourse de sa poche et la remit à sa femme pour qu'elle la cache au fond d'un coffre.
Ah Q marcha encore un moment, léger comme s'il avait des ailes, mais il était déjà dégrisé en arrivant au Temple du dieu tutélaire. Ce soir-là, le vieux gardien se montra, lui aussi, particulièrement aimable, et lui offrit du thé ; du coup, Ah Q lui demanda deux galettes, et après les avoir mangées, une bougie de quatre onces déjà entamée et un socle ; il l'alluma et alla se coucher dans sa petite chambre solitaire. Il sentait merveilleusement frais et dispos, et tandis que la flamme pétillait avec autant d'éclat qu'à la Fête des lanternes, ses pensées se mirent aussi à pétiller :
« Rébellion ? Voilà qui me plaît... Une troupe de révolutionnaires arrivera, en armures et casques blancs, arec de grands couteaux, des massues d'acier, des bombes, des fusils, des sabres à triple pointe et double tranchant, des lances crochues ; ils passeront devant le temple et m'appelleront : « Ah Q, suis-nous ! Suis-nous, Ah Q ! » et moi je les suivrai... C'est alors qu'ils me feront bien rire, ces braves gens de Weitchouang, quand ils m'imploreront à genoux : « Ah Q, épargne-nous ! » Ils pourront toujours parler ! Les premiers à mourir seront Petit D et Monsieur Tchao, puis le Lauréat cantonal, puis le Faux-diable-étranger... est-ce que j'en laisserai quelques-uns ? Wang-la-barbe, à la rigueur, et puis non, il y a passera aussi... Leurs richesses... j'irai droit à leurs coffres : lignots, dollars, cotonnades... je transporterai dans le temple le beau lit de Ningbo de la femme du Lauréat cantonal et je le compléterai par la table et les chaises des Tsien (celles des Tchao peuvent aller aussi). Je ne remuerai pas le petit doigt, c'est Petit D qui sera chargé du déménagement, et si ce n'est pas vite fait, gare aux taloches...
La jeune sœur de Tchao Se-tchen est vraiment trop laide ; la fille de Belle-sœur Tcheou, on en reparlera dans quelques années ; la femme du Faux-diable-étranger est capable de coucher avec un homme qui n'a pas de natte, pouah, ce n'est pas une femme ; la femme du Lauréat cantonal a une cicatrice sur la paupière... Tante Wou, il y a longtemps que je ne l'ai pas vue, je me demande où elle est ; dommage que ses pieds soient trop grands ! »
Ah Q se mit à ronfler avant d'avoir épuisé le sujet ; la bougie n'avait diminué que d'un demi-pouce et projetait une vive lumière rouge sur sa bouche ouverte.
阿Q没有想得十分停当,已经发了鼾声,四两烛还只点去了小半寸,红焰焰的光照着他张开的嘴。
Il poussa soudain un grand cri ; il leva la tête et regarda anxieusement autour de lui et, en voyant la bougie, laissa retomber sa tête et se rendormit.
“荷荷!”阿Q忽而大叫起来,抬了头仓皇的四顾,待到看见四两烛,却又倒头睡去了。
Il se leva tard, et quand il sortit voir ce qui se passait dans la rue, tout était comme d'habitude. Il avait faim, comme toujours et avait beau réfléchir, ne trouvait rien; soudain, comme pris d'une idée subite, il se mit lentement en marche, et se retrouva comme par hasard au Temple du calme perfectionnement.
Le temple était aussi silencieux qu'au printemps, ses murs aussi blancs et sa porte aussi noire. Après avoir bien réfléchi, il alla d'abord frapper à la porte ; un chien aboya à l'intérieur. Aussitôt, il ramassa des morceaux de briques et les jeta avec force contre la porte qui était déjà couverte de marques lorsqu'il entendit enfin quelqu'un ouvrir.
Ah Q attendait de pied ferme, jambes écartées, serrant une brique aux creux de sa main, prêt à engager les hostilités avec le chien noir. Mais quand la porte s'entrouvrit, aucun chien noir n'en bondit et il ne distingua dans l’entrebâillement qu'une vieille nonne.
– Que veux-tu encore ? demanda-t-elle, effrayée.
– C'est la révolution... le savez-vous ? dit Ah Q sans réfléchir.
– Révolution, révolution ! Il y en a déjà eu une ! … Vous allez nous donner les tournis, avec vos révolutions ! dit la vieille nonne les yeux rougis de pleurs.
– Quoi ? Ah Q n'y comprenait plus rien.
– Tu ne le sais donc pas ? Ils sont déjà venus faire la révolution !
– Qui ? Ah Q était de plus en plus abasourdi.
– Le Lauréat cantonal et le Diable étranger.
Voilà qui prenait Ah Q au dépourvu et il ne put cacher son désarroi : la nonne profita de ce que son agressivité s'était calmée pour fermer prestement la porte ; Ah Q eut beau pousser, elle ne céda pas ; il eut beau taper, personne ne répondit.
La chose s'était passée dans l'après-midi. Dès que le Lauréat cantonal, toujours bien informé, apprit que les révolutionnaires étaient entrés dans la ville pendant la nuit, il enroula sa natte sur le sommet de sa tête et, de bon matin, alla trouver le fils Tsien, le Diable étranger, avec lequel il n'était pourtant pas en très bons termes. Mais puisque s'était l'époque qui « permet aux gens de se jeter dans un nouveau courant », ils eurent vite fait de se mettre d'accord et, désormais complices, décidèrent de faire ensemble la révolution. Après s'être bien creusé la tête, ils se rappelèrent que le Temple du calme perfectionnement conservait une petite stèle souhaitant dix mille années de vie à l'empereur, que la révolution se devait de supprimer de toute urgence. C'est donc au temps qu'ils allèrent porter la révolution. Une vieille nonne tenta de les en dissuader, mais à peine eut-elle dit quelques mots que, la traitant comme le gouvernement mandchou en personne, ils lui donnèrent une volée de coups de poing et de bâton sur la tête. Lorsqu'après leur départ, la nonne reprit ses esprits et inspecta les lieux, la stèle gisait brisée à terre et un brûle-parfum de l'époque Siuanteh qui était devant la statue de la miséricordieuse Kouanyin avait disparu.
Ah Q ne l'apprit que plus tard. Il regretta d'avoir dormi à ce moment, mais leur en voulut beaucoup de ne pas être venus lui faire signe. Puis il essaya d'être compréhensif :
« Ne savaient-ils pas encore, peut-être, que je me suis « rendu »aux révolutionnaires ? »
Chapitre huit
第八章
Défense de faire la révolution
不准革命
Les esprits se calmèrent peu à peu à Weitchouang. Selon les informations qui y parvenaient, on savait que l'entrée des révolutionnaires en ville n'avait pas changé grand-chose. Le magistrat chef du district était resté en place, seul son titre avait été modifié ; Monsieur le Lauréat provincial occupait lui aussi un poste officiel – mais les gens de Weitchouang s'y perdaient dans tous ces noms – et c'était toujours le même capitaine qui commandait le détachement local. Seuls étaient à craindre quelques mauvais révolutionnaires infiltrés parmi les autres, qui troublaient l'ordre public, et qui se mirent à couper des nattes dès le lendemain ; à ce qu'on disait, Sept-livres, le batelier du village voisin, aurait eu affaire à eux et aurait été arrangé de triste manière. Mais les gens de Weitchouang estimaient qu'il n'y avait pas de quoi s'alarmer, car ils allaient rarement à la ville, et celui qui par hasard en aurait eu l'intention changeait ses plans pour ne pas s'exposer au danger. A cette nouvelle, Ah Q, qui justement voulait aller en ville à la recherche de ses vieux amis, préféra y rencontrer.
On ne peut pas dire non plus qu'il n'y eut aucune réforme à Weitchouang. En quelques jours, on vit peu à peu s'accroître le nombre de ceux qui enroulaient leur natte sur le sommet de leur tête ; comme on l'a déjà dit, le premier fut naturellement le Lauréat cantonal, ensuite vinrent Tchao Se-tchen et Tchao Pai-yan, et pour finir, Ah Q. En été, cela n'aurait rien eu d'extraordinaire que tout le monde enroule sa natte ou la noue en chignon, mais comme on était à la fin de l'automne, cette façon de « se conformer en automne au calendrier de l'été » était sans conteste une décision héroïque de la part de ceux qui enroulaient leur natte, et grâce à elle on ne peut pas dire que Weitchouang ne fut pas touché par les réformes.
Lorsque Tchao Se-tchen se promenait avec sa nuque dégarnie, les gens se mettaient à crier en l'apercevant :
– Oh, un révolutionnaire !
赵司晨脑后空荡荡的走来,看见的人大嚷说,
“豁,革命党来了!”
Ah Q fut piqué d'émulation quand il l'apprit. Il connaissait depuis longtemps la grande nouvelle, c'est-à-dire que le Lauréat cantonal avait roulé sa natte, mais il n'aurait jamais cru possible de l'imiter. Maintenant qu'il avait vu Tchao Se-tchen en faire autant, il eut envie de suivre son exemple et résout de passer aux actes. Il enroula sa natte autour d'une baguette de bambou pour la fixer sur sa tête et, après de longues hésitations, trouva enfin le courage de sortir.
Dans la rue, les gens le regardèrent sans rien dire ; Ah Q en fut d'abord chagriné, et pour finir franchement furieux. Il était très irritable ces derniers temps. Pourtant, sa vie n'était pas plus dure qu'avant sa « rébellion », les gens étaient polis, le cabaret n'exigeait pas qu'il paye comptant. Mais Ah Q éprouvait une profonde déception : puisqu'on avait fait la révolution, il ne faudrait pas en rester là. Et il se sentit encore plus démoralisé le jour où il rencontra Petit D.
Petit D avait également enroulé sa natte sur le sommet de sa tête, et également avec une baguette de bambou. Ah Q n'aurait jamais imaginé qu'il ose le faire, et résolut de ne pas le tolérer. Pour qui se prenait-il, ce Petit D ? Il eut envie de se jeter sur lui, d'arracher la baguette de bambou et de lui faire retomber sa natte, le tout accompagné de quelques bonnes gifles pour le punir sur-le-champ d'avoir osé jouer les révolutionnaires en oubliant qu'il était un rien du tout. Mais en fin de compte, il se montra indulgent et se contenta d'un regard assassin accompagné d'un crachat méprisant.
En ces jours troublés, le seul à aller en ville était le Faux-diable-étranger. Le Lauréat cantonal aurait voulu rendre visite à Monsieur le Lauréat provincial sous prétexte de lui parler des coffres qu'il leur avait confiés, mais comme il courait le risque de se faire couper la natte, il rebroussa chemin. Il lui écrivit alors une lettre dite « en sceptre de mandarin » puis pria le Faux-diable-étranger de la porter en ville, et par la même occasion de patronner sa candidature au « Parti de la Liberté ». Au retour de celui-ci, il lui remboursa les quatre dollars qu'il réclamait et put exhiber sur sa poitrine une « Pêche d'argent ». Les gens de Weitchouang en furent très impressionnés, disant que c'était l'insigne du « Parti de la Longévité », qui valait bien la « Forêt des Pinceaux ». Monsieur Tchao y gagna brusquement en prestige, infiniment plus encore que lorsque son fils avait été reçu à l'examen cantonal, et il n'eut plus un regard pour personne, y compris Ah Q.
Ah Q ne se sentait pas à l'aise dans la peau, et éprouvait constamment un sentiment de solitude ; mais il en comprit la raison aussitôt qu'il entendit parler de la « Pêche d'argent » : quand on veut faire la révolution, il ne suffit pas de parler de se « rendre », ou d'enrouler sa natte ; la première chose à faire est d'entrer en contact avec les révolutionnaires. De toute sa vie, il n'en avait connu que deux, et comme l'un avait été exécuté à la ville, depuis longtemps, il ne restait que le Faux-diable-étranger. Il n'y avait pas d'autre solution que d'aller au plus vite s'entendre avec lui.
La porte principale de la maison des Tsien était ouverte et Ah Q entra, effrayé par son audace. Une fois à l'intérieur, il sursauta en apercevant le Faux-diable-étranger juste au milieu de la cour, dans un costume tout noir, sans doute occidental, arborant également une « Pêche d'argent », tenant à la main la canne dont il avait déjà tâté ; sa natte, qui avait déjà repoussé d'un pied, était défaite et ses cheveux flottaient sur ses épaules, le faisant ressembler à Lieou Haisien ; en face de lui, raides comme des piquets, Tchao Pai-yen et trois autres bons à rien l'écoutaient parler avec le plus profond respect.
Ah Q entra sur la pointe des pieds et alla se placer derrière Tchao Pai-yen ; il aurait bien entendu pas question de l'appeler Faux-diable-étranger ; mais pas recommandé non plus de dire « Étranger » tout court, ni même, sans doute, « Monsieur le Révolutionnaire » ; finalement il opta pour « Monsieur l'Etranger ».
Mais Monsieur l'Etranger ne le voyait pas, les yeux au ciel, enflammé par son discours :
– Oui, je suis pressé d'agir, aussi chaque fois que je le rencontre, je lui répète : « Mon cher Hong, il est temps de passer à l'action ! » Mais il répond invariablement « No ! » – C'est de l'étranger, vous ne pouvez pas comprendre. Sinon, il y a longtemps que nous aurions réussi. Mais c'est son côté timoré, que voulez-vous. Il m'a demandé à plusieurs reprises de venir dans la province du Houpei, mais je n'ai pas encore dit oui. Qui aurait envie de travailler dans une petite ville ?
– Euh... Ah Q, qui attendait qu'il se taise, réussit à ouvrir la bouche au prix d'un courage surhumain, mais, on ne sait pourquoi, ne l'appela pas « Monsieur l'Etranger ».
En entendant parler, les quatre hommes se tournèrent vers lui, effrayés. Monsieur l'Etranger le vit enfin :
– Comment ?
– Je …
Dehors !
– Je viens me « rendre »...
– Fiche le camp ! Monsieur l'Etranger leva son bâton d'enterrement.
Tchao Pai-yen et ses compagnons reprirent en chœur :
– Puisque Monsieur te dit de fiche le camp ! Tu n'as entendu ?
Ah Q se couvrit la tête des deux mains et, sans avoir eu le temps de s'en rendre compte, se retrouva dehors ; mais Monsieur l'Etranger ne le poursuivit pas. Il fit plus de soixante pas en courant avant de se remettre à marcher lentement, le cœur débordant de tristesse : si Monsieur l'Etranger ne lui permettait pas de faire la révolution, il ne voyait plus à qui s'adresser. Il était inutile d'attendre que les hommes en armure et casque blancs viennent l'appeler. Ses ambitions, ses désirs, ses espoirs, ses projets, tout était rayé d'un trait de pinceau ; même l'idée que les badauds pourraient le crier sur les toits, faisant rire à ses dépens Petit D, Wang-la-barbe et autre racaille lui semblait secondaire en comparaison.
Jamais encore il ne s'était senti aussi désemparé. Il lui semblait que cela n'avait aucun sens de rouler sa natte, que c'était même méprisable ; il fut tenté de la laisser retomber sur-le-champ, pour se venger, puis se ravisa. Il erra dans les rues jusqu'à la nuit, et quand il eut dans le ventre deux bols de vin acheté à crédit qui lui remontèrent le moral, ses pensées se repeuplèrent enfin d'armures et de casques blancs.
Un jour, il avais traîné, comme à son habitude, jusqu'à la nuit et, comme le cabaret avait fermé ses portes, il rentrait dans son temple.
有一天,他照例的混到夜深,待酒店要关门,才踱回土谷祠去。
Il entendit soudain un bruit curieux, comme une détonation, mais ce n'était pas un pétard. Ah Q adorait être le témoin d'incidents ou se mêler de ce qui ne le regardait pas, aussi se mit-il en chasse dans l'obscurité. Il lui sembla entendre des bruits de pas devant lui et comme il tendait l'oreille, quelqu'un arriva droit sur lui en courant. Aussitôt, Ah Q fit demi-tour et se mit à courir à ses trousses, tournant quand l'autre tournait et s'arrêtant quand l'autre s'arrêtait. Il découvrit alors qu'il n'y avait rien derrière eux et que l'autre était Petit D.
– Quoi ? Ah Q se sentit furieux.
– Les Tchao... il y a eu un cambriolage chez les Tchao ! dit Petit D, à bout de souffle, puis il repartit.
“什么?”阿Q不平起来了。
“赵……赵家遭抢了!”小D气喘吁吁的说。
Ah Q en eut un coup au cœur. Il reprit la fuite, s'arrêtant à deux ou trois reprises. Mais comme en fin de compte, il avait lui aussi déjà fait ce genre de « travail », témoignant d'une audace exceptionnelle, il alla s'embusquer au coin de la rue ; tendant l'oreille, il crut entendre une vague rumeur ; regardant de tous ses yeux ; il crut voir une cohorte d'hommes en armure et casque blancs sortir en flot continu en transportant des coffres, des ustensiles, et même le lit de Ningbo de la femme du Lauréat cantonal. Mais tout cela était assez confus et, malgré son désir de s'approcher, ses pieds ne bougèrent pas.
C'était une nuit sans lune, et Weitchouang, dans le noir, semblait aussi paisible que le monde au temps de Fouhsi. Ah Q continua à observer jusqu'à la lassitude, et il lui semblait que le même spectacle se répétait, en un va-et-vient continuel de gens déménageant des coffres, des ustensiles, le lit de Ningbo... à n'en plus croire ses yeux. Mais il décida de ne pas s'approcher davantage, et de rentrer plutôt dans son temple.
Il faisait encore plus noir dans le Temple du dieu tutélaire ; Ah Q ferma la porte et gagna sa chambre à tâtons. Une fois couché, il lui fallut du temps pour se calmer avant de pouvoir penser à lui-même : les hommes vêtus de blanc étaient là, c'était certain, mais ils n'étaient pas venus lui faire signe ; ils avaient emporté beaucoup de belles choses, sans qu'il en ait sa part. – « Tout cela à cause de ce Faux-diable-étranger qui ne m'a pas permis de participer à la rébellion, sinon, pourquoi n'aurais-je pas eu ma part, cette fois ? » – Sentant peu à peu monter en lui une colère irrépressible, il se mit à soliloquer rageusement en agitant la tête : « Tu ne veux pas que je me révolte, c'est bon pour toi seul, sale bâtard de Faux-diable-étranger !...
Révolte-toi, tu verras ! Les rebelles, on leur coupe la tête, je vais te dénoncer, et j'irai te voir arrêter et emmener en ville pour être exécuté... et toute ta famille avec toi... Han ! Han ! »
Le cambriolage chez les Tchao réjouit et inquiéta tout à la fois la plupart des gens à Weitchouang, et Ah Q ne fit pas exception. Mais quatre jours plus tard, il fut arrêté et emmené en ville au milieu de la nuit. Au moment où l'obscurité était la plus profonde, un détachement de soldats, un de miliciens, un de gendarmes et cinq agents spéciaux arrivèrent à Weitchouang dans le plus grand secret et encerclèrent le Temple du dieu tutélaire, une mitrailleuse braquée sur la porte. Mais Ah Q ne se montra pas. Au bout d'un long moment de silence, le capitaine donna des signes de nervosité, et lorsqu'il eut offert vingt mille sapèques de récompense, deux miliciens, bravant le danger, escaladèrent le mur et entrèrent ; grâce à cette infiltration, les autres purent envahir le temple, et ils en ressortirent en tenant Ah Q. Lorsqu'on l'eut traîné auprès de la mitrailleuse, il commença enfin à se douter de ce qui lui arrivait.
Il était déjà midi lorsqu'ils arrivèrent à la ville. Ah Q fut entraîné, presque porté, dans un vieux yamen et, après avoir suivi un dédale tortueux, poussé dans une petite pièce. A peine avait fait un pas en trébuchant que la porte à claire-voie faite de rondins se referma sur ses talons ; les trois autres côtés étaient des murs pleins, et en regardant avec attention, il distingua deux hommes dans un coin.
Ce fut un choc pour Ah Q, mais il ne se sentit pas trop malheureux, car sa chambre à coucher du temple n'était pas plus spacieuse que cette pièce. Ses deux compagnons étaient aussi de la campagne, apparemment, et ils se mirent peu à peu à échanger des confidences ; l'un lui dit que Monsieur le Lauréat provincial l'avait fait poursuivre pour un fermage non payé par son grand-père, l'autre ne savait pas ce qu'il avait fait. A leurs questions, Ah Q répondit sans hésiter : « Parce que je voulais me révolter. »
Dans l'après-midi, on lui fit repasser la porte à claire-voie et on le mena dans une grande salle où trônait un vieillard au crâne rasé et luisant. Ah Q se demanda si ce n'était pas un moine, mais il vit, au pied de l'estrade, une rangée de soldats et, de part et d'autre, une dizaine de personnages en longue robe, les uns rasés comme le vieillard, les autres avec des cheveux d'un pied de long flottant sur leurs épaules comme le Faux-diable-étranger, qui tous le regardaient avec un air féroce et des yeux irrités. Voyant qu'il était en face de personnages importants, il sentit ses jambes flageoler et s'agenouilla.
– Parle debout, pas à genoux ! Hurlèrent les personnages en longue robe.
Ah Q semblait avoir compris, mais il ne tenait pas sur ses jambes, et quand, bien malgré lui, il se retrouva accroupi, il en profita pour se remettre à genoux.
– Mentalité d'esclave... proférèrent avec mépris les personnages en longue robe. Mais ils ne lui ordonnèrent plus de se relever.
– Avoue toute la vérité, cela t'épargnera des ennuis. Je sais déjà tout. Si tu avoues, nous pourrons te relâcher, dit le vieillard au crâne rasé d'une voix posée et articulée en regardant Ah Q dans les yeux.
– Avoue ! Répétèrent d'une voix forte les personnages en longues robe.
– Je … en fait, je voulais me rendre... bafouilla Ah Q après avoir essayé, dans son affolement, de rassembler ses idées.
– Eh bien, pourquoi n'es-tu pas venu ? Demanda le vieillard avec bienveillance.
– Le Faux-diable-étranger ne m'a pas permis !
– Ne dis pas n'importe quoi ! En tout cas, c'est trop tard maintenant ! Où sont tes complices, à présent ?
– Comment ?
– La bande qui a cambriolé la maison de la famille Tchao ce soir-là.
– Ils ne sont pas venus m'appeler ; ils ont tout déménagé eux-mêmes ! Rien que d'en parler, Ah Q fut de nouveau tout indigné.
– Où sont-ils allés ? Dis-le et nous te relâcherons. Le vieillard se fit encore plus bienveillant.
– Je ne sais pas... ils ne sont pas venus m'appeler...
Sur un signe du vieillard, Ah Q fut ramené derrière la porte à claire-voie. Quand il en sortit pour la seconde fois, on était le lendemain matin.
然而老头子使了一个眼色,阿Q便又被抓进栅栏门里了。他第二次抓出栅栏门,是第二天的上午。
Dans la grande salle tout était comme la veille ; le vieillard au crâne rasé siégeait sur l'estrade et Ah Q se mit à genoux.
大堂的情形都照旧。上面仍然坐着光头的老头子,阿Q也仍然下了跪。
Le vieillard demanda avec bienveillance :
– N'as-tu toujours rien à dire ?
Ah Q réfléchit, ne trouva rien à dire et répondit : « Non. »
老头子和气的问道,“你还有什么话说么?”
阿Q一想,没有话,便回答说,“没有。”
Alors un des personnage en longue robe alla placer devant Ah Q une feuille de papier et un pinceau qu'il voulut lui enfoncer dans la main. Ah Q sentit ses esprits s'envoler et ce pour une raison bien simple : c'était la première fois que sa main entrait en contact avec un pinceau ; il ne savait vraiment pas comment le tenir. Cependant, l'homme lui disait de signer à l'endroit qu'il lui indiquait.
– Je... je... ne sais pas écrire, dit Ah Q, craintif et honteux, les doigts agrippés au pinceau.
– Eh bien, ne t'en fais pas, dessine un cercle !
Ah Q voulut dessiner un cercle, mais sa main crispée sur le pinceau tremblait trop. L'homme posa la feuille de papier par terre devant lui : il se pencha et se concentra de toutes ses forces sur ce dessin. Craignant par-dessus tout qu'on ne se moque de lui, il voulait coûte que coûte faire un cercle bien rond ; mais ce maudit pinceau était aussi lourd que désobéissant, et juste au moment où le tracé tremblant allait se refermer sur lui-même, il fit un brusque saut de côté, dessinant pour finir une sorte de graine de pastèque.
Ah Q était vraiment honteux que son cercle ne soit pas rond, mais l'homme avait déjà emporté papier et pinceau sans faire de commentaire, et on le ramena une seconde fois dans sa cellule.
阿Q正羞愧自己画得不圆,那人却不计较,早已掣了纸笔去,许多人又将他第二次抓进栅栏门。
Cette fois-ci, le désespoir d'Ah Q n'était plus aussi total. Il pensait qu'après tout, durant sa vie entre le ciel et la terre, l'homme est sans doute obligé, parfois, d'entrer dans un cachot et d'en sortir ou de dessiner des cercles sur un papier... Seulement il avait maintenant entaché son « passé » à cause d'un cercle mal dessiné ! Mais bientôt ce fut oublié et il se dit que seuls les demeurés peuvent dessiner des cercles parfaitement ronds. Sur ce, il s'endormit.
Cette nuit-là, par contre, ce fut Monsieur le Lauréat provincial qui ne dormit pas : il s'était disputé avec le capitaine. Le Lauréat estimait qu'il fallait avant tout retrouver les objets volés, le capitaine, qu'il fallait avant tout procéder à une exécution exemplaire. Le capitaine, qui depuis quelque temps tenait Monsieur le Lauréat provincial en piètre estime, frappa sur la table :
– Un de puni, cent qui se tiennent tranquilles ! Regardez , cela fait à peine vingt jours que je suis révolutionnaire, et il y a eu plus de dix affaires de cambriolage dont aucune n'a été élucidée, je vais perdre la face ! Pour une fois qu'un cas est clair, vous voilà en train d'ergoter à perte de vue ! Cela suffit ! Cette affaire, c'est moi qui m'en occupe !
Monsieur le Lauréat provincial se sentit touché au vif, mais s'entêta et déclaré que si l'on ne retrouvait pas son bien, il démissionnerait de son poste d'administrateur civil. « Comme vous voudrez ! » lui répondit le capitaine. Voilà pourquoi Monsieur le Lauréat provincial ne dormit pas cette nuit, mais heureusement, il ne donna pas sa démission le lendemain.
Le troisième fois que Ah Q fut sorti de sa cellule, ce fut le matin qui suivit la nuit blanche de Monsieur le Lauréat provincial. Quand il arriva dans la grande salle, le vieillard au crâne rasé siégeait comme d'habitude et, comme d'habitude il se mit à genoux.
Le vieillard lui demanda avec bienveillance :
– As-tu encore quelque chose à dire ?
Ah Q réfléchit, ne trouva rien à dire et répondit : « Non ».
老头子很和气的问道,“你还有什么话么?”
阿Q一想,没有话,便回答说,“没有。”
Il fut tout à coup entouré d'une foule de personnages en longues robes ou en tuniques qui lui firent enfiler une sorte de gilet en coton blanc avec des caractères noirs dessus. Ah Q sentit sa gorge se serrer, car cela ressemblait à un vêtement de deuil, ce qui lui porterait malheur. Au même moment, on lui attacha les mains dans le dos et on le traîna hors du yamen.
Ah Q fut placé dans une charrette découverte où prirent place avec lui quelques hommes en tuniques courtes. La charrette s'ébranla, précédée d'une escouade de soldats et de miliciens le fusil sur l'épaule, et encadrée d'une foule de badauds ébahis, mais escortée par qui, Ah Q ne pouvait le voir. Soudain, il comprit : « Ils ne vont tout de même pas me couper la tête ? » Ses nerfs le lâchèrent, ses yeux se voilèrent et ses oreilles bourdonnèrent, comme s'il allait s'évanouir ; mais il ne s'évanouit pas tout à fait, tour à tour tremblant d'excitation ou calme et résigné. Il lui semblait dégager un sens de tout cela, c'est que durant sa vie entre le ciel et la terre, l'homme est sans doute obligé, parfois, d'avoir la tête coupée.
Comme il connaissent la route, il se demanda avec étonnement pourquoi on n'allait pas en direction du champ d'exécution. Il ne savait pas qu'on le promenait d'abord par les rues pour faire un exemple. S'il l'avait su, cela n'aurait rien changé, simplement il aurait pu se dire que durant sa vie entre le ciel et la terre, l'homme est sans doute obligé, parfois, d'être promené par les rues pour faire un exemple.
Lorsqu'il reprit ses esprits, il était sur la route qui fait le tour du champ d'exécution ; il n'y avait plus de doute, on allait faire « Han ! » Il regarda mélancoliquement à droite et à gauche la foule qui suivait comme une cohorte de fourmis quand, à sa grand surprise il aperçut parmi les gens qui faisaient la haie le long de la route, Tante Wou. S'il ne l'avait pas vue depuis si longtemps, c'est parce qu'elle travaillait en ville.
Il eut soudain honte de ne pas avoir plus de cran ; il n'avait pas chanté le moindre couplet d'opéra ! Ses idées à tourbillonner dans sa tête : Une jeune veuve sur la tombe de son époux n'était pas assez solennel ; « Fatale erreur... » du Combat du Tigre et du Dragon, manquait aussi de panache ; restait « Ma main brandit une masse de fer », qui allait. Mais voulant lever la main en même temps, il se rappela qu'il avait les deux mains liées et cela lui passa l'envie de chanter cet air.
« Quand vingt ans auront passé, je serai de nouveau... » : à force de se creuser la tête, Ah Q réussit à s'extraire sans qu'on la lui souffle cette formule qu'il avait apprise sans professeur.
« Bravo ! » Les encouragements de la foule ressemblaient à des hurlements de chacals.
La charrette avançait toujours et, au milieu des ovations, Ah Q tourna les yeux vers Tante Wou, comme si elle ne l'avait pas vu, elle regardait fixement, fascinée, les fusils sur le dos des soldats.
Alors Ah Q regarda à nouveau les gens qui l'applaudissaient.
Au même instant ses pensées se remirent à tourbillonner dans sa tête. Il y avait de cela quatre ans, il avait rencontré au pied de la montagne un loup affamé qui l'avait suivi, toujours à la même distance, pour le dévorer. Il avait cru mourir de peur, mais, heureusement, il tenait à la main une serpe qui lui donna le courage de tenir jusqu'à Weitchouang. Il n'avait jamais oublié les yeux de ce loup, à la fois cruels et craintifs, scintillants comme deux feux-follets, qui semblaient vouloir le transpercer à distance. Mais, cette fois, il voyait des yeux encore plus terrifiants, tels qu'il n'en avait jamais vus, à la fois mornes et perçants qui, après avoir englouti ses paroles, semblaient vouloir engloutir quelque chose de plus que son corps et qui le suivaient toujours à la même distance.
Il vit ces multiples yeux se fondre en un seul, et déjà son âme en avait senti la morsure.
– Au secours...
Mais Ah Q ne parla pas. Ses yeux ne voyaient déjà plus rien, ses oreilles bourdonnaient, et il sentit son corps s'éparpiller comme une fine poussière.
Parmi les réactions immédiates, il faut citer en premier Monsieur le Lauréat provincial qui versa des larmes amères ainsi que toute sa famille puisque cela ne lui avait pas fait retrouver son bien. Puis la famille Tchao qui pleura tout aussi amèrement parce que le Lauréat cantonal s'était fait couper sa natte par de méchants révolutionnaires en se rendant à la ville pour porter plainte et avait dû gaspiller vingt mille sapèques de récompense. Ce jour marque le commencement du déclin de la famille.
Quand à l'opinion publique, elle fut unanime à Weitchouang : naturellement, Ah Q était un méchant ; la pauvre, c'est qu'il avait été fusillé ; aurait-il été fusillé s'il n'avait pas été un méchant ? Mais en ville, l'opinion publique ne fut pas très favorable ; la plupart des gens n'étaient pas satisfaits car, disaient-ils, c'est moins beau de voir fusiller quelqu'un que de le voir décapiter ; d'autre part, que dire d'un condamné aussi ridicule qui se laisse promener si longtemps par les rues sans chanter un seul air d'opéra : ils avaient suivi pour rien.
第六章:
人人都愿意知道现钱和新夹袄的阿Q的中兴史,...
Comme tous voulaient connaître l'histoire de la soudaine prospérité de cet Ah Q vêtu de neuf et cousu d'argent, ...
(cousu d'argent,cousu,是coudre的p.p. cousu d'argent, 是“兜儿里带银子”的意思吗?)
还有赵白眼的母亲,——一说是赵司晨的母亲,待考,——也买了一件孩子穿的大红洋纱衫,七成新,只用三百大钱九二串。
la mère de Tchao Pai-yen – ou selon une autre version, à vérifier, de Tchao Se-tchen – s'était procuré chez lui une tunique d'enfant en coton « étranger » rouge, presque neuve, à quatre-vingt-dix pour cent de sa valeur.
(“à quatre-vingt-dix pour cent de sa valeur” 好像不是“三百大钱九二串”的意思)
第七章:
“好,……我要什么就是什么,我欢喜谁就是谁。
– Je prendrai ce que je voudrai, j'aimerai qui me plaira.
(j'aimerai qui me plaira,我怎么觉得有点儿废话... 我觉得应该是J'aurai qui me plaira.)
秀才娘子的一张宁式床...
le beau lit de Ningbo de la femme du Lauréat cantonal ...
(我觉得“宁”可能指“南京”而非“宁波”)
第九章:
从这一天以来,他们便渐渐的都发生了遗老的气味。
Ce jour marque le commencement du déclin de la famille.
(我觉得“遗老”是指“怀念前朝时光”,类似于萨科奇所说的“s'en remettre aux vieilles lunes du passé”)