France Télécom : "Mon chef m'a dit..."
LE MONDE | 25.09.09 | 14h29 • Mis à jour le 25.09.09 | 21h08
"Bernard (les prénoms ont été modifiés), il faut manger quelque chose, tu ne vas pas tenir !" Bernard n'avalera rien, en dépit des injonctions de ses collègues. Il a l'estomac noué, il est trop en colère. Attablé au milieu d'une vingtaine d'autres salariés, dans un restaurant à quelques pas du site France Télécom de Donges (Loire-Atlantique), il n'a que sa pause de midi pour témoigner. Bernard est un spécialiste des antennes-relais de téléphone mobile. La veille, il a failli en venir aux mains avec son chef pour une prime jugée trop faible. Il vit cela comme une humiliation. Mais ce n'est pas le pire, ce qui fait craindre aux collègues un "pétage de plomb".
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Le pire, c'est ce qui lui a été annoncé cet été. "Mon chef m'a dit que je devais me trouver autre chose en interne. Mon poste n'est pas supprimé, il veut juste que je dégage. Il m'a proposé une place de vendeur, à 52 ans !", explose Bernard. "Je suis la deuxième brebis galeuse du service", embraye Philippe. Lui non plus n'avale rien, il est dans la même galère. "La qualité de notre travail n'est pas en cause. C'est ça qui est dur à vivre. Depuis qu'on me pousse à partir à Nantes (60 km), j'ai des problèmes de sommeil." "Et moi, de l'arthrose des cervicales !", ajoute Bernard.
Ces cadres testent à leurs dépens une règle interne redoutée, le "TTM", "Time-To-Move" (il est temps de bouger), ou "Tire-Toi-Maintenant !", plaisantent les délégués du personnel de Donges. "Un cadre sup doit bouger tous les trois ans. Un cadre normal, tous les cinq ans", prétendent-ils. Il y a une règle écrite ? "Non, pensez donc ! Mais c'est comme cela que ça se passe depuis deux ou trois ans", assurent-ils. "Tout le monde n'est pas concerné, heureusement. Mais c'est comme une épée de Damoclès au-dessus de chacun", ajoute Sonia Dupuy, déléguée syndicale SUD de Donges. "Ici, nous sommes solidaires. Dès que quelqu'un est mal, on lui parle. Mais ailleurs ?", s'interroge Mme Dupuy.
Ces mobilités forcées sont en grande partie responsables, selon les syndicats, des suicides de salariés chez France Télécom. Vingt-trois au total depuis début 2008, six durant ce seul été. Dont certains, d'une rare violence symbolique, comme celui, le 11 septembre, de Stéphanie, une jeune femme de 32 ans, qui s'est donné la mort en se défénestrant d'un des sites de l'opérateur à Paris. Sans parler des tentatives. Une salariée qui avale des barbituriques dans une agence commerciale mi-septembre, un technicien de Troyes qui se plante un couteau dans l'abdomen en pleine réunion, une semaine avant. Ou ce cadre qui a tenté de se jeter du 17e étage d'un site du groupe à Bercy, au début de l'année. "Le chef a dit à son équipe qu'il y en avait un de trop. Il était le plus vieux", raconte un collègue.
Sur environ 100 000 salariés français, 7 500 ont dû changer de poste pour aller vers des secteurs prioritaires (surtout le commercial), entre 2006 et 2008. Bien plus, en tenant compte des secteurs jugés non prioritaires. Jusqu'à présent, la direction se justifiait en invoquant un métier et des technologies en constante évolution.
De fait, en à peine dix ans, les usages liés au téléphone ont été bouleversés : aujourd'hui, presque tout le monde utilise un mobile, et la ligne fixe sert surtout à se connecter à Internet. La concurrence s'est par ailleurs exacerbée depuis la fin du monopole de France Télécom, en 1998. Ses salariés ont vécu un profond changement : ils ont dû brutalement abandonner leurs valeurs de service public, appeler leurs usagers des "clients", faire "du chiffre" et se colleter avec des concurrents pugnaces comme SFR ou Iliad (Free)...
Mais pour les syndicats, le maelström interne a surtout pour but de pousser les salariés au départ. En 2005, la direction avait annoncé un objectif de 22 000 suppressions d'emplois en France avant fin 2008 (le plan Next). Problème : les deux tiers des salariés sont des fonctionnaires, il n'est pas possible de les licencier dans le cadre de plans sociaux.
Certains assurent se sentir harcelés. Ils vivent comme une provocation l'envoi hebdomadaire, le vendredi, des courriels listant les postes disponibles dans la fonction publique. "Les lundis après-midi, notre chef nous demande si nous avons avancé sur notre projet professionnel", témoigne un technicien à Paris. Ici et là, des salariés parlent aussi d'objectifs de départs chiffrés pour cette année. "Notre directeur nous a dit qu'il faut faire - 7 % d'effectifs en 2009", affirment les délégués du personnel de Donges. A l'unité d'intervention Entreprises Ile-de-France, "il faut 130 départs sur 1 300 en 2009", selon un salarié. "Nous avons eu une réorganisation en décembre 2008, une autre était prévue en septembre. C'est le principe du panier à salade : à force de le secouer, il y a des morceaux qui finissent par tomber", déplore Sonia Dupuy, de Donges.
Monique Fraysse est l'un des 70 médecins du travail salariés par le groupe. Elle est basée à Grenoble. Elle témoigne : "Je suis arrivée chez l'opérateur en 1987. Je connais donc bien la maison. Le malaise s'est vraiment aggravé il y a deux ou trois ans, avec le début du plan Next. Je vois des gens très mal. La pression au départ est là, permanente, avec par exemple ces questions sans arrêt : au fait, il en est où ton projet professionnel ? Quelque part, tous se sentent de trop, et c'est terrible à vivre au quotidien."
Pour les managers, la pression est également éprouvante : "J'ai été manager, mais j'ai préféré laisser tomber parce j'avais peur de ne plus réussir à concilier mon travail avec mes convictions. Appliquer les directives venues d'en haut, c'est dur pour la hiérarchie en contact avec la base. C'est plus facile de faire des soustractions quand on est au siège", témoigne une salariée, à Nantes.
Les techniciens sont une des populations les plus affectées. Les plus anciens, tous fonctionnaires - le dernier fonctionnaire a été recruté en 1996, peu avant la privatisation du groupe -, ont participé aux années glorieuses, celles du déploiement du réseau téléphonique fixe, dans les années 1980. Certains vivent comme un déchirement l'ouverture du marché à la concurrence et la priorité mise sur les services. Depuis plusieurs années, la direction tente d'en déployer un maximum sur les fonctions commerciales.
France Télécom : "Des humiliations quotidiennes"
LEMONDE.FR | 11.09.09 | 16h54 • Mis à jour le 11.09.09 | 20h25
"Un management de la terreur"
"Une surmédiatisation de drames individuels"
Alors que les suicides et tentatives de suicide se multiplient au sein de France Télécom, Le Monde.fr a demandé à des employés de témoigner sur leurs conditions de travail. Si certains employés relativisent une "surmédiatisation de drames personnels", d'autres pointent du doigt un management par la terreur et une culture du rendement.
* "Ce que je vois me choque profondément", par Anonyme
Je suis employé à France Télécom dans un service dédié aux clients ayant un chiffre d'affaires élevé. Ce que je vois tous les jours au travail me choque profondément. Je ne parle ni des restructurations, ni des suppressions de postes, mais bien du management au jour le jour. Un management par la terreur. Nous sommes obligés de demander la permission à notre responsable pour aller aux toilettes. Si le temps de pause dépasse une minute, nous devons fournir une explication écrite. Les demandes de congés restent sans réponse. Ces humiliations sont quotidiennes, notamment pour les collègues de plus de 50 ans qui ont accepté ces fameuses mutations, sur des postes inférieurs, pour le bien de l'entreprise. Mon indignation face à de tels comportements m'a attiré une réelle animosité de la part de mes responsables.
* "J'ai vu autour de moi la souffrances de mes collègues", par Catherine R.
Le changement d'ambiance est survenu en 2000-2001. A 50 ans, j'ai accepté une prime pour quitter France Télécom, je n'avais plus assez d'énergie. J'ai vu autour de moi la souffrance de mes collègues : arrêts-maladie, dépression, et les crises de larmes sur le plateau étaient très courants, et je sais que cela ne s'est pas amélioré depuis. On ne se sent pas soutenu par la hiérarchie. Lorsque j'ai perdu brutalement mon boulot aux ressources humaines, j'avoue avoir eu envie le soir en rentrant en larmes de projeter ma voiture contre un platane. C'est la seule fois de ma vie que cela m'est arrivé.
* "On minimise les coûts sans tenir compte des conditions de réussite", par Gérard A.
Je ne travaille plus à France Télécom, mais je suis président d'une association de retraités qui "récupère" chaque semaine des nouveaux adhérents issus de France Télécom, usés, déçus, amers. Personnellement, j'ai vu de l'intérieur comment se préparaient et se déroulaient ces restructurations "indispensables". On paie – cher – un consultant. On minimise les coûts sans tenir compte des conditions de réussite. C'est ainsi que des comptables se retrouvent aux ressources humaines, des techniciens opérateurs sont mutés dans des centres d'appels... Sans formation préalable, ils se retrouvent en situation d'échec. Quant aux managers, ils ne sont ni recrutés ni évalués sur leurs compétences managériales, mais sur leur aptitude à dégager du cash.
* "Combien de temps vais-je tenir avant de craquer à mon tour ?", par Olivia L.
Il y a dix ans, j'étais fière d'avoir signé mon CDI à France Télécom, le travail était intéressant et j'étais épanouie. Depuis, les choses ont bien changé. Le caractère humain a complètement disparu, nous ne sommes considérés que comme des chiffres. Travaillant sur une plate-forme d'appel, la seule chose qui compte maintenant c'est combien d'appels j'ai pris dans la journée et combien de ventes j'ai pu faire. Le stress est permanent et les mutations de services fréquentes, j'en suis à mon sixième poste et je n'ai rien demandé ! On nous demande de nous remettre en question en permanence, de recommencer à zéro à chaque fois et de vendre encore plus. La plupart de mes collègues sont sous anti-dépresseurs. Combien de temps vais-je tenir avant de craquer à mon tour ?
* "Ce n'est plus du travail mais du pilotage à vue", par Daniel Lebrun
Hormis le stress, je dirais que c'est plus la qualité du travail qui est en cause : ce n'est plus du travail mais du pilotage à vue. Il est impossible de comprendre la statégie à long terme de l'entreprise. Les métiers techniques, prédominants il y a quelques années, ont disparu. La recherche et développement est complètement désorganisée. Des personnes passionnées par leur travail se sont retrouvées sur des postes de ressources humaines, de marketing... Des postes qui ne soulèvent pas l'enthousiasme. La dégradation des conditions de travail a commencé à l'instant où notre PDG a décidé que France Télécom devenait une société de services et que la technique devait désormais être assurée par des industriels. Monsieur Lombard [PDG d'Orange] devrait se souvenir de ses débuts dans la maison, de l'ambiance de l'époque.