Don José
(la voix beaucoup plus rapprochée)
(la voix se rapproche peu à peu)
Halte-là! Qui va là?
Dragon d'Alcala!
Où t'en vas-tu par là,
dragon d'Alcala?
Exact et fidèle,
je vais où m'appelle
l'amour de me belle!
S'il en est ainsi,
passez, mon ami.
Affaire d'honneur,
affaire de coeur,
pour nous tout est là,
dragons d'Alcala!
Entre don José.
Carmen
Enfin... te voilà... C'est bien heureux.
Don José
Il y a deux heures seulement que je suis sorti de prison.
Carmen
Qui t'empêchait de sortir plus tôt?
Je t'avais envoyé une lime et une pièce d'or...
avec la lime il fallait scier le plus gros barreau de ta prison...
avec la pièce d'or il fallait, chez le premier tripier venu,
changer ton uniforme pour un habit bourgeois.
José
En effet, tout cela était possible.
Carmen
Pourquoi ne l'as-tu pas fait?
José
Que veux-tu? j'ai encore mon honneur de soldat,
et déserter me semblerait un grand crime...
Oh! je ne t'en suis pas moins reconnaissant...
Tu m'as envoyé une lime et une pièce d'or...
La lime me servira pour affiler ma lance
et je la garde comme souvenir de toi.
(Lui tendant la pièce d'or)
Quant à l'argent...
Carmen
Tiens, il l'a gardé!.. ça se trouve à merveille...
(criant et frappant)
Holà!.. Lillas Pastia, holà!.. nous mangerons tout...
tu me régales... holà! holà!..
Entre Pastia.
Pastia
(l'empêchant de crier)
Prenez donc garde...
Carmen
(lui jetant la pièce)
Tiens, attrape... et apporte-nous des fruits confits;
apporte-nous des bonbons, apporte-nous des oranges,
apporte-nous du Manzanilla...
apporte-nous de tout ce que tu as, de tout, de tout...
Pastia
Tout de suite, mademoiselle Carmencita.
Il sort.
Carmen
(à José)
Tu m'en veux alors et tu regrettes de t'être fait mettre
en prison pour mes beaux yeuxs?
José
Quant à cela non, par example.
Carmen
Vraiment.
José
L'on m'a mis en prison,
l'on m'a ôté mon grade, mais ça m'est égal.
Carmen
Parce que tu m'aimes?
José
Oui, parce que je t'aime, parce que je t'adore.
Carmen
(mettant ses deux mains dans les mains de José)
Je paie mes dettes... c'est notre loi à nous autre bohémiennes...
Je paie mes dettes... je paie mes dettes...
(Rentre Lillas Pastia apportant sur un plateau des oranges,
des bonbons, des fruits confits, du Manzanilla.)
Mais tout cela ici... d'un seul coup, n'aie pas peur...
(Pastia obéit et la moitié des objets roule par terre.)
Ça ne fait rien, nous ramasserons tout ça nous-mêmes...
sauve-toi maintenant, sauve-toi.
(Pastia sort.)
Mets-toi là et mangeons de tout! de tout! de tout!
Elle est assise; don José s'assied en face d'elle.
José
Tu croques les bonbons comme un enfant de six ans...
Carmen
C'est que je les aime... Ton lieutenant était ici tout à l'heure,
avec d'autres officiers, ils nous ont fait danser la Romalis...
José
Tu as dansé?
Carmen
Oui; et quand j'ai eu dansé, ton lieutenant s'est permis
de me dire qu'il m'adorait...
José
Carmen!..
Carmen
Qu'est-ce que tu as?.. Est-ce que tu serais jaloux, par hasard?..
José
Mais certainement, je suis jaloux...
Carmen
Ah bien!.. Canari, va!.. tu es un vrai canari d'habit
et de caractère... allons, ne te fâche pas...
pourquoi es-tu jaloux? parce que j'ai dansé tout à l'heure
pour ces officiers... Eh bien, si tu le veux,
je danserai pour toi maintenant, pour toi tout seul.
Don José
Si je le veux, je crois bien que je le veux...
Carmen
Où sont mes castagnettes...
qu'est-ce que j'ai fait de mes castagnettes?
(en riant)
C'est toi qui me les a prises, mes castagnettes?
José
Mais non!
Carmen
(tendrement)
Mais si, mais si... je suis sûr que c'est toi...
ah! bah! en voilà des castagnettes...
(Elle casse une assiette, avec deux morceaux de faïence,
se fait des castagnettes et les essaie...)
Carmen
(avec une solennité comique)
Je vais danser en votre honneur,
et vous verrez, seigneur,
comment je fais claquer ces morceaux de faïence!
Mettez-vous là, Don José; Je commence!
(Elle fait asseoir Don José dans un coin du théâtre.
Petite danse. Carmen, du bout des lèvres fredonne un air
qu'elle accompagne avec ses castagnettes.
Don José la dévore des yeux.)
La la la la la la la la
la la la la la la la la
la la la la la la
la la la la la la
(On entend au loin, très loin,
des clairons qui sonnent la retraite.
Don José prête l'oreille.
Il croit entendre les clairons,
mais les castagnettes de Carmen
claquent très bruyamment.)
la la la la la la la la
la la la la la la la la
la la
(Don José s'approche de Carmen,
lui prend le bras, et l'oblige à s'arrêter.)
Don José
Attends un peu, Carmen, rien qu'un moment... arrête!
Carmen
(étonnée)
Et pourquoi, s'il te plaît?
Don José
Il me semble... là-bas...
Oui, ce sont nos clairons qui sonnent la retraite.
(Les clairons se rapprochent)
Ne les entends-tu pas?
Carmen
(avec entrain)
Bravo! bravo! j'avais beau faire;... il est mélancolique
de danser sans orchestre... Et vive la musique
qui nous tombe du ciel!
Elle reprend sa chanson qui se rythme
sur la retraite sonnée au dehors par les clairons.
Carmen se remet à danser et Don José se remet à regarder Carmen.
La retraite approche... approche... approche...
passe sous les fenêtres de l'auberge... puis s'éloigne...
Carmen
La la la la la la
la la la la la la
la
Le son des clairons va s'affaiblissant.
Nouvel effort de Don José pour s'arracher
à cette contemplation de Carmen...
Il lui prend le bras et l'oblige encore à s'arrêter.
Don José
Tu ne m'a pas compris. Carmen... c'est la retraite!
Il faut que moi, je rentre au quartier pour l'appel!
Le bruit de la retraite cesse tout à coup
Carmen
(stupéfaite et regardant don José qui remet sa giberne
et rattache le ceinturon de son sabre)
Au quartier!.. pour l'appel!..
(éclatant)
Ah! j'étais vraiment trop bête!
Ah! j'étais vraiment trop bête!
Je me mettais en quatre et je faisais des frais,
oui, je faisais des frais
pour amuser monsieur! Je chantais! je dansais!
Je crois, Dieu me pardonne,
qu'un peu plus, je l'aimais!
Ta ra ta ta... c'est le clairon qui sonne!
Ta ra ta ta... Il part... il est parti!
Va-t'en donc, canari!
(avec fureur, lui envoyant son shako à la volée)
Tiens! prends ton shako, ton sabre, ta giberne,
et va-t'en, mon garçon, ve t'en!
Retourne à ta caserne!
Don José
(avec tristesse)
C'est mal à toi, Carmen, de te moquer de moi!
Je souffre de partir, car jamais, jamais femme,
jamais femme avant toi, non, non, jamais,
jamais femme avant toi
aussi profondément n'avait troublé mon âme!
Carmen
(en éxagérant le ton passionné de Don José)
Il souffre de partir, car jamais, jamais femme,
jamais femme avant moi, non, non, jamais,
jamais femme avant moi
aussi profondément n'avait troublé son âme!
Ta ra ta ta... mon Dieu! c'est la retraite!
Ta ra ta ta... je vais être en retard.
O mon Dieu! ô mon Dieu! c'est la retraite!
Je vais être en retard! Il perd la tête! il court!
Et voilà son amour!
Don José
Ainsi tu ne crois pas
à mon amour?
Carmen
Mais non!
Don José
Eh bien! tu m'entendras!
Carmen
Je ne veux rien entendre!
Don José
Tu m'entendras!
Carmen
Tu vas te faire attendre!
Don José
tu m'entendras!
Carmen
Tu vas te faire attendre!
/ Non! non! non! non!
| Don José
\ oui, tu m'entendras!
violemment
Je le veux! Carmen, tu m'entendras!
(De la main gauche, il a saisi brusquement le bras de Carmen;
de la main droite, il va chercher sous sa veste d'uniforme
la fleur de cassie que Carmen lui a jetée au premier acte.
Il montre cette fleur à Carmen.)
La fleur que tu m'avais jetée
dans ma prison m'était restée,
flétrie et sèche, cette fleur
gardait toujours sa douce odeur;
et pendant des heures entières,
sur mes yeux, fermant mes paupières,
de cette odeur je m'enivrais
et dans la nuit je te voyais!
Je me prenais à te maudire,
à te détester, à me dire:
pourquoi faut-il que le destin
l'ait mise là sur mon chemin!
Puis je m'accusais de blasphème,
et je ne sentais en moi-même,
je ne sentais qu'un seul désir,
un seul désir, un seul espoir:
te revoir, ô Carmen, oui, te revoir!
Car tu n'avais eu qu'à paraître,
qu'à jeter un regard sur moi,
pour t'emparer de tout mon être,
ô ma Carmen!
Et j'étais une chose à toi!
Carmen, je t'aime!
Carmen
Non! tu ne m'aimes pas!
Don José
Que dis-tu?
Carmen
Non! tu ne m'aimes pas! Non!
Car si tu m'aimais,
là-bas, là-bas tu me suivrais!
Don José
Carmen!
Carmen
Oui! Là-bas, là-bas dans la montagne!
José
Carmen!
Carmen
là-bas, là-bas tu me suivrais!
Sur ton cheval tu me prendrais,
et comme un brave à travers la campagne,
en croupe, tu m'emporterais!
Là-bas, là-bas dans la montagne,
José
(troublé)
Carmen!
Carmen
là-bas, là-bas tu me suivrais!
tu me suivrais, si tu m'aimais!
Tu n'y dépendrais de personne;
point d'officier à qui tu doives obéir,
et point de retraite qui sonne
pour dire à l'amoureux qu'il est temps de partir!
Le ciel ouvert, la vie errante,
pour pays tout l'univers, et pour loi ta volonté!
Et surtout la chose enivrante:
la liberté! la liberté!
José
Mon Dieu!
Carmen
Là-bas, là-bas dans la montagne!
José
(très ébranlé)
(presque vaincu)
Carmen!
Carmen
là-bas, là-bas si tu m'aimais,
José
Tais-toi!
Carmen
là-bas, là-bas tu me suivrais!
Sur ton cheval tu me prendrais...
José
Ah! Carmen, hélas! tais-toi!
/ tais-toi! mon Dieu!
| Carmen
| sur ton cheval tu me prendrais
\ et comme un brave
à travers la campagne,
oui, tu m'emporterais, si tu m'aimais!
José
Hélas! hélas!
Carmen
Oui, n'est-ce pas,
José
pitié! Carmen, pitié!
Carmen
/ là-bas, là-bas tu me suivras!
| tu me suivras!
| José
\ O mon Dieu! Hélas!
Carmen
Là-bas, là-bas tu me suivras,
tu m'aimes et tu me suivras!
/ Là-bas, là-bas emporte moi!
| José
\ Ah! tais-toi! tais-toi!
(José s'arrachant brusquement des bras de Carmen)
Non! je ne veux plus t'écouter!
Quitter mon drapeau... déserter...
C'est la honte... c'est l'infamie!...
Je n'en veux pas!
Carmen
(durement)
Eh bien! pars!
José
(suppliant)
Carmen, je t'en prie!
Carmen
Non! je ne t'aime plus!
José
écoute!
Carmen
Va! je te hais!
José
Carmen!
Carmen
adieu! mais adieu pour jamais!
José
(avec douleur)
Eh bien! soit! adieu!
adieu pour jamais!
Carmen
Va-t-en!
José
Carmen! adieu! adieu pour jamais!
Carmen
Adieu!
Il va en courant vers la porte...
Au moment oö il y arrive, on frappe...
don José s'arréte, silence. On frappe encore.
Le lieutenant
(au dehors)
Holà! Carmen! Holà! Holà!
José
Qui frappe? qui vient là?
Carmen
Tais-toi... tais-toi!
Le lieutenant
(faisant sauter la porte)
J'ouvre moi-méme... et j'entre...
(Il voit Don José. À Carmen)
(légèrement)
Ah! fi! ah! fi! la belle!
Le choix n'est pas heureux! C'est se mésallier
de prendre le soldat quand on a l'officier.
à don José
Allons, décampe!
José
(calme, mais résolu)
Non!
Le lieutenant
Si fait! tu partiras.
José
Je ne partirai pas.
Le lieutenant
(le frappant)
Drôle!
Don José
(sautant sur son sabre)
Tonnerre!.. il va pleuvoir des coups!
Le lieutenant dégaine à moitié.
Carmen
(se jetant entre eux deux)
Au diable le jaloux!
(appelant)
À moi! à moi!
Le Dancaïre, le Remendado,
Mercédès, Frasquita, les Bohémiens
et les Bohémiennes paraissent de tous les côtés.