L’une desobservations importantes que Les Buveurs pousse à formuler concerne le ton adopté par Vélasquez pour traiter un sujetantique et philosophique : il choisit un modèle populaire, qu’il necherche pas à montrer comme un savant. Cette manière de présenter l’Antiquitéest l’un des caractères essentiels des Buveurs. Le mot français traduit insuffisamment l’essence du tableau, que rend beaucoupmieux le titre espagnol Los Borrachos, car celui-ci suggère l’excitation, l’enivrement provoqué par le vin.
Devant deslointains montagneux, dans la campagne, près d’un éphèbe, qui, à gauche, luitend une coupe, Bacchus, assis et nu jusqu’aux jambes, couronne de feuilles devigne un jeune homme agenouillé devant lui. Plusieurs paysans, aux visagesburinés et aux vêtements rustiques, tenant parfois une coupe ou un verre devin, occupent la partie droite. Alors que le sujet s’inspire de l’Antiquité, iln’y a pas que l’éphèbe de gauche dont la beauté physique pourrait évoquer lamythologie. Bacchus lui-même est replet et le groupe de droite semble avoirabandonné peu auparavant de modestes activités, comme le travail des champs oula garde des troupeaux. Cette force de la nature s’impose avec tant d’évidenceque parfois on s’est contenté de commenter le tableau en insistant sur lavolonté de Vélasquez de donner des sujets antiques une interprétation populaireet satirique. Ce commentaire est exact : il se trouve en correspondanceavec l’esprit du temps, en particulier en littérature. Mais il n’explique pas àlui seul Les Buveurs.
Pourquoi Vélasquez a-t-il choisi ce sujet ? Selon une tradition connue en Espagneau XVIIe siècle, Bacchus avait conquis le pays. Ainsi Silius Italicus, l’auteurlatin, s’en est-il fait l’écho dans son poème épique Punica. Le thème de Bacchus avait déjà été traité dans lescollections royales, comme en témoigne la mention d’un tableau, en 1600, àl’Alcázar de Madrid. Au cours d’une fête, donnée au palais de Bruxelles devantl’archiduc Albert et l’infante Isabelle, Bacchus et des jeunes gens avaient étémis en scène. Vélasquez a-t-il connu ce précédent ? La question demeuresans réponse.
En deçà el’interprétation populaire, le peintre a voulu montrer que le dieu du vinlibère les buveurs de leur esclavage en leur prodiguant les dons de la vigne.Un rapprochement est possible avec la Philosofia secreta de Juan Pérez de Moya (1reéd. Madrid, 1585), qui figura dans sa bibliothèque. La source la plus proche etla plus convaincante se trouve dans une gravure flamande de la fin du XVIesiècle, L’Adoration de Bacchus par Jan Saenredam d’après Hendrick Goltzius (1558-1617), avec un vers du poètehollandais Cornelis Schonaeus (1540-1611) : « le jeune dieu est priéd’adoucir le malheur des hommes ». Une différence essentielle, cependant,sépare cette gravure de la peinture : la composition est en hauteur dansla première, en largeur dans la seconde.
Les Buveurs a beaucoup excité le goût espagnol de l’essai.José Ortega y Gasset (1883-1955) a écrit : « La bacchanale tombe dansla soûlerie. Bacchus est une mystification. Il n’y a plus que ce qui se voit etse palpe. Il n’y a pas de dieu ». Et Eugenio d’Ors (1882-1954) dans Trois heurs au musée du Prado :« Dans Les Buveurs, lespersonnages rient. L’auteur ne rit pas… Il note et révèle, avec indifférence,avec une sérénité qu’on croirait celle de la science, l’éclat de la joie, commela grimace lamentable de la stupidité ».
Du point de vueartistique, les caractères de la période sévillane se poursuivent dans lescontrastes d’ombre et de lumière, dans la rusticité des personnages et descostumes. Mais Vélasquez a pris grand soin du modelé et des transparences.L’influence de Titien est visible et sans doute aussi celle de Rubens, car lapeinture a été payée le 22 juillet 1629. Son exécution a pu coïncider avec leséjour du maître flamand.
Philippe IV aapprécié Les Buveurs. Le tableau setrouvait à l’Alcázar de Madrid en 1636, dans l’appartement d’été du souverain,« dans la pièce où dort S. M. ». Il demeura dans ce château jusqu’àl’incendie de 1734 : il fut épargné par le sinistre, il fallut, pourtant,diminuer légèrement ses dimensions.
On peut voir dansLes Buveurs la peinture qui domine laproduction des premières années madrilènes. Et non seulement on en admire laqualité et le mystère, mais on pressent que Vélasquez va approfondir lesproblèmes de composition et de couleur.
En réalité,adhérant à une tradition poétique espagnole, consistant à se moquer deslégendes mythologiques, Vélasquez « retourne au mythe », selon l’expressiond’Ortega y Gasset. Il se pourrait également que le peintre prenne modèle de laréalité la plus vulgaire pour la transformer en une nature morte mythologique« à la manière divine ».
Le héros est unpersonnage, pratiquement nu (à peine recouvert d’un tissu ajusté), orné deguirlandes ou de diadèmes de feuilles de vigne et de grappes de raisins, quientre en chevauchant un tonneau, accompagné de huit jeunes garçons pleinsd’entrain. L’aspect vulgaire de cette scène mythologique – très différente de cellesalors en vogue en Italie et en France – a fait tomber en désuétude le titre« sérieux » de la toile, Letriomphe de Bacchus.
Pourtant, ils’agit bien d’un triomphe mythologique, à la manière de Vélasquez, où se mêlentl’ironie et la gravité. Le tableau, tout en largeur, peut se diviser en deuxparties. Celle de gauche (pour le spectateur), d’influence italienne, évoque,par le jeune homme adipeux représentant le dieu du vin, les modèles quelquepeu, ambigus du Caravage. Un autre garçon, à moitié nu et allongé sur le côté,le contemple et lève en son honneur une coupe dorée digne de Titien, tandisqu’un troisième jeune homme se tient accroupi tournant le dos au spectateur.Egalement couronné de pampres, mais vêtu d’une sorte de manteau, il sert de contrepointà l’ensemble. La partie de droite comprend six personnages populaires, troisd’entre eux (un soldat, un homme âgé et d’un certain rang social, un hommemaigre, laid et déguenillé, qui met sa main sur la poitrine en signe desoumission et de dévotion) sont agenouillés devant le faux dieu, tandis qu’unautre, dont on n’aperçoit que le buste, nous regarde avec satisfaction enbuvant un bol de vin à notre santé. Son visage évoque le portrait d’unphilosophe (Archimède) peint par Ribera. Un homme à l’air hébété le tient par les épaules. Derrière,se trouve un sixième homme au visage caché qui enlève respectueusement sonchapeau. Le soldat, un peu ridicule avec ses pantalons froissés, s’inclinedevant les genoux de Bacchus, les mains jointes en signe de vénération, pourrecevoir la couronne de feuilles, comme s’il s’agissait d’une véritablecérémonie religieuse. Enveloppé dans une magnifique cape rouge, le vieil homme,au visage noble et grave, lève légèrement son verre de vin (celui-ci est enverre, comme il se doit chez une personne de son rang) et porterespectueusement son regard sur Bacchus. Ses compagnons – aussi bien l’hommemaigre à la barbe mal taillée que le nouveau venu qui enlève son chapeau –témoignent autant de respect que de vénération. Seul le couple situé deface
le personnage qui tien le bol etson compère chancelant – introduit une note comique dans la composition, quin’est pas très éloignée d’une irrévérencieuse adoration des Mages. Il y a dansce mythe burlesque un aspect sacré qui peut surprendre. En regardant uniquementla partie gauche et, plus particulièrement, le personnage de Bacchus avec sasilhouette bien modelée, sa tête couronnée de feuilles de vigne, empreinted’une beauté sensuelle, et son regard en coin, pensif et dépourvue de touteraillerie, on pourrait – si l’on fait abstraction du tonneau – se croire enprésence d’une œuvre sérieuse. Nous ne pensons pas que Vélasquez soit le« géant athée » que certains ont voulu voir en lui. Il était, par sanaissance, son éducation et sa profession, un gentilhomme catholique, et c’estdans cet esprit qu’il a peint ses tableaux. Mais son intelligence vive et songoût du paradoxe l’ont amené, peut-être malgré lui, à introduire une atmosphèrereligieuse dans cette étrange bacchanale, aussi immobile que silencieuse.
Vélasquez n’estpas ici un précurseur de Zuloaga. Le rire, « à la manière deRibera », du personnage qui tient le bol de vin et nous regarde fixement,nous donne l’illusion d’une fête entre picaros.Selon nous, malgré l’anachronisme de l’adjectif, le tableau est moins« expressionniste » qu’il n’y paraît. Le soin apporté à son exécutionet la richesse de a matière justifient l’enthousiasme de J. O. Picon. L’ensemblede la composition est construit sur une grande croix dont l’intersectioncoïncide avec la tête du soldat dévot. Les poteries typiquement sévillanes, quise trouvent à ses genoux, mettent en évidence la merveilleuse technique del’artiste. Les pampres dans le coin du tableau à gauche, ainsi que le paysagecastillan, délicat et raffiné, donnent à cette scène mystérieuse un décor nobleet digne d’elle. C’est la première grande composition de Vélasquez et,peut-être, la plus réussie de toutes.