J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute:
au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père,
il y en avait partout; défense était faite de les épousseter
sauf une fois l'an, avant la rentrée d'octobre. Je ne savais
pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres
levées; droites ou penchées, serrées comme des briques
sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées
en allées de menhirs, je sentais que la prospérité de
notre famille en dépendait. Elles se ressemblaient
toutes, je m'ébattais dans un minuscule sanctuaire,
entouré de monuments trapus, antiques qui m'avaient vu
naître, qui me verraient mourir et dont la permanence
me garantissait un avenir aussi calme que le passé. Je
après avoir choisi l'un d'eux, s'installait près de la
fenêtre, dans sa bergère à oreillettes, chaussait ses
besicles, soupirait de bonheur et de lassitude, baissait les
paupières avec un fin sourire voluptueux que j'ai
retrouvé depuis sur les lèvres de la Joconde; ma mère se
taisait, m'invitait à me taire, je pensais à la messe, à la
mort, au sommeil: je m'emplissais d'un silence sacré. De
temps en temps, Louise avait un petit rire; elle appelait
sa fille, pointait du doigt sur une ligne et les deux
femmes échangeaient un regard complice. Pourtant, je
n'aimais pas ces brochures trop distinguées; c'étaient des
intruses et mon grand-père ne cachait pas qu'elles
faisaient l'objet d'un culte mineur, exclusivement
féminin. Le dimanche, il entrait par désœuvrement dans
la chambre de sa femme et se plantait devant elle sans
rien trouver à lui dire; tout le monde le regardait, il
tambourinait contre la vitre puis, à bout d'invention, se
retournait vers Louise et lui ôtait des mains son roman:
« Charles! s'écriait-elle furieuse, tu vas me perdre ma
page! » Déjà, les sourcils hauts, il lisait; brusquement
son index frappait la brochure: « Comprends pas! —
Mais comment veux-tu comprendre? disait ma grand-
mère: tu lis par-dedans! » Il finissait par jeter le livre sur
la table et s'en allait en haussant les épaules.
Il avait sûrement raison puisqu'il était du métier. Je le
savais: il m'avait montré, sur un rayon de la
bibliothèque, de forts volumes cartonnés et recouverts
de toile brune. « Ceux-là, petit, c'est le grand-père qui
les a faits. » Quelle fierté! J'étais le petit-fils d'un artisan
spécialisé dans la fabrication des objets saints, aussi
respectable qu'un facteur d'orgues, qu'un tailleur pour
ecclésiastiques. Je le vis à l'œuvre: chaque année, on
rééditait le Deutsches Lesebuch. Aux vacances, toute la
famille attendait les épreuves impatiemment: Charles ne
supportait pas l'inaction, il se fâchait pour passer le
temps. Le facteur apportait enfin de gros paquets mous,
on coupait les ficelles avec des ciseaux; mon grand-père
dépliait les placards, les étalait sur la table de la salle à
manger et les sabrait de traits rouges; à chaque faute
d'impression il jurait le nom de Dieu entre ses dents
mais il ne criait plus sauf quand la bonne prétendait
mettre le couvert. Tout le monde était content. Debout
sur une chaise, je contemplais dans l'extase ces lignes
noires, striées de sang. Charles Schweitzer m'apprit qu'il
avait un ennemi mortel, son Éditeur. Mon grand-père
n'avait jamais su compter: prodigue par insouciance,
généreux par ostentation, il finit par tomber, beaucoup
plus tard, dans cette maladie des octogénaires, l'avarice,
effet de l'impotence et de la peur de mourir. A cette
époque, elle ne s'annonçait que par une étrange
méfiance: quand il recevait, par mandat, le montant de
ses droits d'auteur, il levait les bras au ciel en criant
qu'on lui coupait la gorge ou bien il entrait chez ma
grand-mère et déclarait sombrement: « Mon éditeur me
vole comme dans un bois. » Je découvris, stupéfait,
l'exploitation de l'homme par l'homme. Sans cette
abomination, heureusement circonscrite, le monde eût
été bien fait, pourtant: les patrons donnaient selon leurs
capacités aux ouvriers selon leurs mérites. Pourquoi
fallait-il que les éditeurs, ces vampires, le déparassent
en buvant le sang de mon pauvre grand-père? Mon
respect s'accrut pour ce saint homme dont le
dévouement ne trouvait pas de récompense: je fus
préparé de bonne heure à traiter le professorat comme
un sacerdoce et la littérature comme une passion.