MANUFACTURE NATIONALE DES GOBELINS
(D'après Paris, 450 dessins inédits d'après nature, paru en 1890)
Ce nom est officiellement libellé Manufacture nationale des Gobelins et de la Savonnerie, parce que l'ancienne Manufacture de la Savonnerie, créée à Chaillot
Les bords de la Bièvre
aux jardins des Gobelins en 1604 par Marie de Médicis, a été réunie aux Gobelins en 1825. Sa fonction est d'exécuter des tapis de pied et des tapisseries de tentures par ordre et pour le compte de l'État. Son histoire est curieuse et se rattache intimement à celle de la Bièvre, cette petite rivière qui infecte aujourd'hui la région sud-est de Paris, après l'avoir ravagée pendant les siècles précédents.
L a Bièvre prend sa source dans le département de Seine-et-Oise, au-dessus d'un village dont elle tire son nom, à l'est de l'étang de Saint-Quentin ; elle pénètre, après un cours de 17 kilomètres, dans le département de la Seine, un peu en amont d'Antony, puis dans la ville de Paris sous le bastion qui sépare les postes casernes n° 85 et 86, et sous le chemin de fer de Ceinture au lieu dit du Bel-Air ; à partir de là, elle décrit de sinueux méandres vers l'ouest, en arrosant d'abord les terres basses de la Maison-Blanche, de la Fontaine-Mulard, puis des prés submersibles de la Glacière ; remontant ensuite vers le nord-ouest, elle passe sous le boulevard d'Italie, se divisant en deux bras, qui contournent le cap de Croule-barbe et l'ancienne butte aux Cailles, enserrent comme dans une île la Manufacture des Gobelins et ses environs, puis se rejoignent enfin en souterrain sous la rue Monge, un peu en amont de la halle aux Cuirs, à l'endroit même où on la traversait naguère sur un pont qui portait le nom expressif de pont aux Tripes.
Ce petit cours d'eau, aujourd'hui si paisiblement laborieux, se comportait autrefois, sous l'influence de causes inconnues, comme un torrent furieux ; les historiens abondent en détails sur les inondations de 1526, qui noya les faubourgs Saint-Marcel et Saint-Victor, de 1573, qui détruisit le couvent des Bénédictines, de 1579, où les eaux pénétrèrent dans l'église des Cordeliers de la rue de
Dans les ateliers des Gobelins Lourcine et montèrent jusqu'au-dessus du grand autel. Après cette dernière dévastation, qu'on appela le déluge de Saint-Marcel, on eut à compter encore avec les inondations de 1625, de 1665, qui furent les dernières. La Bièvre est domptée aujourd'hui, grâce à un ensemble de canalisation, de réservoirs, de voûtes et d'aqueducs souterrains, commencés en 1828, et qui n'ont été définitivement achevés qu'en 1850 ; ce qui ne l'a pas empêchée d'inonder le jardin des Gobelins à la suite d'un orage, en 1885.
Il est à remarquer ici que la Bièvre n'a pu être recouverte et pontée qu'aux endroits où elle croise les voies publiques ; partout ailleurs, en sa qualité de cours d'eau non flottable ni navigable, elle appartient aux riverains, chacun pour moitié jusqu'au milieu de son cours à partir de la rive. La petite rivière de Bièvre, aux eaux claires et pures, alors qu'elle ne traversait que les prairies et les saulaies de la Glacière, du Clos Payen et du Champ de l'Alouette, attira dès le haut moyen âge les industries déjà florissantes qui s'occupent de teindre et de blanchir les vêtements.
G illes Gobelin, natif de Reims, fut, au XVIe siècle, le plus célèbre teinturier de laine, surtout pour la teinture écarlate ; sous le règne de François Ier, il construisit sur la Bièvre, au-dessous du vieux moulin de Croulebarbe, qui a vécu de 1204 à 1840, une manufacture avec habitation ; la première est figurée sur les plus anciens plans de Paris par une sorte de turbine à ailes, bâtie sur un massif de pierre et entourée par un mur d'enceinte. C'était le moulin des Gobelins, qui n'avait d'autre emploi que de régler par une vanne la hauteur des
Dans les ateliers des Gobelins eaux de la Bièvre, employées comme force motrice. La maison, d'origine plus ancienne, s'appela la Folie-Gobelin, sur l'emplacement de laquelle s'élève aujourd'hui la Manufacture nationale.
En 1655, un Hollandais nommé Glucq importa en France les procédés de teinture écarlate qu'on appelait « à la mode hollandaise » . Il vint s'établir à côté de la Manufacture des Gobelins, dans une maison patrimoniale de ceux-ci. C'est l'hôtel qui porte aujourd'hui le n° 3 sur la rue des Gobelins. Frappé de la beauté des produits obtenus par Glucq, Colbert proposa au roi de donner à cette industrie les développements artistiques qu'elle pouvait comporter. Sur la proposition de son ministre, le roi acheta l'hôtel des Gobelins, l'agrandit, le dota, et y attira non seulement les meilleurs teinturiers, mais aussi des peintres, des graveurs, des orfèvres, des lapidaires, des ébénistes, des statuaires et des fondeurs chargés de dessiner et d'exécuter les meubles, les tentures, les statues et les ornements de toute sorte destinés aux palais et aux jardins royaux.
Un édit de 1667 donna à cette création nouvelle le titre de Manufacture royale des meubles de la couronne. La direction en fut confiée à Charles Le Brun,
Les anciens bâtiments des Gobelins premier peintre du roi, qui mourut dans la maison des Gobelins, le 12 février 1690. Pierre Mignard lui succéda ; mais à sa mort, survenue en 1695, les ateliers furent fermés à cause de la pénurie des finances. Ils ne rouvrirent qu'en 1699, sous la direction de Robert de Cotte. Après ce dernier, mort en 1735, il se produisit un nouveau changement dans la constitution même de la manufacture. Jean Glucq avait épousé Marie-Charlotte Julien ou Julienne, sœur de François Julienne, qui possédait un secret pour la teinture en écarlate et bleu de roi. Jean Julienne, neveu de M. et Mme Glucq, opéra la réunion, dans l' hôtel de la rue des Gobelins, n° 3, des établissements de ses deux oncles, situés rue de la Reine-Blanche et rue Mouffetard, avec la permission du roi, sous le titre de Manufactures royales des draps fins et teintures en toute couleur, façon d'Angleterre et de Hollande.
La renommée de Jean Julienne était devenue telle, et l'estime dont il jouissait si considérable, que le roi l'anoblit par lettres patentes de septembre 1736, le créa chevalier de Saint-Michel le 16 décembre suivant, et en même temps lui confia la direction des Gobelins, sous le titre nouveau d'entrepreneur de la Manufacture royale. Les anciennes manufactures de draps fins et de teintures de toute couleur se trouvèrent ainsi réunies de fait à la maison royale des Gobelins. Amateur éclairé des arts et l'ami personnel d'Antoine Watteau, Jean Julienne fut nommé par l'Académie de peinture et de sculpture comme conseiller honoraire, en 1740.
Cependant l'impulsion donnée par son premier directeur, Charles Le Brun, à la tapisserie de haute lice devint prépondérante, et la Manufacture royale a fini par se consacrer exclusivement à l'art de la tapisserie, pour lequel elle n'emploie que des fils teints par elle-même. Le vénérable M. Chevreul, mort à cent trois ans, en 1889, a dirigé les ateliers de teinture pendant plus de soixante ans.
L'ensemble assez irrégulier des bâtiments actuels des Gobelins, dont l'entrée commune est située au n° 40 de l'avenue de ce nom, se rapporte à quatre
Les jardins des artistes époques différentes. Les constructions neuves entourant la cour d'entrée ne présentent aucun intérêt. Par un passage voûté, à main gauche, on pénètre dans l'ancienne cour d'honneur, dont les deux ailes, à fenêtres hautes et étroites, furent construites sous Henri IV, ainsi que le corps de logis central, qui se trouve coupé en deux par les colonnes et la porte d'une chapelle construite sous Louis XV. Deux bâtiments isolés, parallèles aux deux ailes, datent du règne de Louis XIV, Une sorte de jardin sauvage, comme il en pousse sur les ruines, indique seule la place du pavillon de gauche, qui a disparu dans les flammes pendant la Commune de 1871, avec les richesses artistiques qu'il renfermait, entre autres, deux des célèbres tapisseries dites de Raphaël.
Le bâtiment de droite, restauré et orné de guirlandes rapportées, offre quelques souvenirs. Le rez-de-chaussée renfermait des ateliers où ont été fondues la plupart des statues de bronze qui ornent le parc de Versailles. Le premier étage de l'encoignure, en face de la chapelle, était habité par Le Brun, et c'est là qu'il est mort. La chapelle, depuis longtemps désaffectée, est devenue une galerie d'exposition ou le public est admis à visiter les magnifiques tapisseries de fabrication française ou étrangère qui forment le musée des Gobelins, et qui sont encore assez nombreuses, malgré l'irréparable perte causée par l'incendie, pour qu'on soit obligé de les changer de quinzaine en quinzaine, afin de les offrir l'une après l'autre à l'admiration des connaisseurs.
O utre ces morceaux inappréciables, la partie réservée des Gobelins possède de bien précieux souvenirs : le bureau en noyer, qui sert au travail de l'administrateur actuel, le savant M. Gerspach, est le bureau même de Charles Le Brun ; le portrait de ce grand peintre par Largillière ; trois tableaux de Boucher, les plus beaux peut-être de ce maître charmant, composés pour être reproduits en tapisserie ; des maquettes de tapisserie, Amphitrite et la Pastorale, composées par Coypel le père pour la chambre du roi Louis XIV ; enfin les maquettes du canapé connu sous le nom de l'Amour, dont les figures sont de Charles Coypel et les ornements de Le Maire le cadet ; voilà des curiosités adorables que ne payerait pas tout l'or des plus opulents collectionneurs.
Une visite aux ateliers, où les artistes des Gobelins sont placés derrière un métier vertical, dont les chaînes, également verticales, ont la même fonction en tapisserie que la toile en peinture, celle de recevoir les couleurs, pro-uit
L'ancien pavillon de chasse invariablement une double impression. La première, c'est l'admiration pour les modestes artistes qui, regardant le modèle, tableau ou dessin, placé à leur droite, le reproduisent avec l'aiguille ou broche qui leur sert de pinceau, en la promenant à l'envers de leur tapisserie. La seconde, c'est la confusion qui s'empare du visiteur, en reconnaissant, de bonne foi, qu'il ne comprend rien au miracle qui s'accomplit cependant sous ses yeux. Le personnel des artistes tapissiers et de leurs chefs d'ateliers est formé, dans l'enceinte même des Gobelins, par une école pratique d'art décoratif et de tapisserie, où l'on enseigne la gédmétrie, l'architecture, la perspective et le dessin, la peinture d'après la bosse, la nature morte et le modèle vivant ; l'art de tisser tapis et tapisseries.
L es artistes sont logés dans de petites maisons, où ils vivent en famille ; chaque ménage a la jouissance d'un jardinet taillé dans le grand jardin planté sur l'île de la Bièvre. Ils reçoivent, en plus, un traitement maximum de 2,000 francs et ont droit à une pension de retraite qui peut aller aux deux tiers de leur traitement d'activité. Ils préparent eux-mêmes les divers éléments d'exécution de leurs ouvrages ; ils ourdissent la chaîne, ils l'appliquent sur le métier, ils décalquent eux-mêmes le modèle sur la chaîne ; enfin ils s'approvisionnent eux-mêmes, au magasin spécial, des laines colorées dont ils prévoient l' emploi pour leur travail du jour, comme les peintres vont faire leur approvisionnement de vessies chez le marchand de couleurs.
Le travail de l'atelier de teinture est fort curieux à connaître. Une série de cuves, incessamment chauffées, contient les couleurs simples : rouge, bleu, vert, jaune, etc. Le procédé pour obtenir les nuances plus ou moins légères, plus ou moins
Sculpture de l'ancien pavillon de chasse foncées, d'une même couleur est d'une extrême simplicité : c'est de tremper les écheveaux de laine pour la nuance claire, et de les retremper ensuite autant de fois qu'il est nécessaire pour arriver à une intensité voulue. On forme ainsi des séries graduées, parmi lesquelles le tapissier-artiste fait son choix. Quant aux tons que les peintres nomment tons rompus, le tapissier les produit lui-même en intercalant dans les tons pleins des fils de lainage d'une autre nuance ; ils obtiennent ainsi toutes les fusions et les dégradations de tons que les peintres préparent sur leur palette. La Bièvre coule derrière les logements des artistes, qui n'ont qu'à traverser un ponceau pour se promener sous les charmilles ou cultiver leur jardinet. De ce pont on aperçoit une perspective singulière : c'est la Bièvre, coulant au-dessous des Gobelins entre deux rangées de maisons dont les murailles s'y baignent, et le long desquelles les riverains ne circulent que par une sorte de quai de bois soutenu par des pilotis. Cela s'appelle la ruelle des Gobelins, habitée exclusivement par des mégissiers, des peaussiers et des laveurs de bourres, qui tantôt y plongent leurs produits en préparation, tantôt les en retirent pour les racler et les éplucher au bord de l'onde opaque et écumeuse. Une vue de Venise, la Venise du dépotoir. Au bord de la route intérieure, qui remplace ici un ancien bras de la Bièvre dont le cours a été détourné, regardez cet édicule carré à un étage, avec son toit contourné et son petit portail décoratif : c'est l'ancien pavillon de chasse de M. de Julienne, car on chassait dans ces parages, alors que la butte aux Cailles était encore, au printemps, le quartier général de ces oisillons chers aux gourmets.
D e l'autre côté de la manufacture et sur son flanc droit, nous retrouvons M. de Julienne au n° 3 de la rue des Gobelins, avec le bel hôtel de style Louis XIII, où l'on admire encore un bel escalier et une très élégante volute. Elle était habitée au commencement du XVIIIe siècle, par le marquis de l'Hospital Sainte-Mesme, lieutenant général, qui avait épousé Élisabeth Gobelin. Du même côté de la rue des Gobelins, aux n° 17 et 19, sur la vaste propriété de MM. Durand frères,
L'hôtel du n°17 de la rue des Gobelins maîtres tanneurs, s'élève un bâtiment d'apparence seigneuriale, portes cintrées, hautes fenêtres, toiture élevée en pavillons, flanquée d'une tour carrée de robuste apparence. Le voisinage la nomme l'hôtel de la Reine Blanche, et Martial l'a gravée à l'eau-forte sous le nom de maison de Saint Louis.
C e sont là des légendes inacceptables ; le style de la construction indique le commencement du XVIIe siècle et au plus loin la fin du XVIe. Il existait dans la rue des Marmousets et de la rue Saint-Hippolyte, supprimées par le percement du boulevard Arago, des logis à ornements gothiques, qu'on appelait communément maison de Saint Louis et hôtel de la Reine Blanche ; après leur démolition, leur nom s'est transporté à l'hôtel, d'ailleurs remarquable, de MM, Durand frères. Ce que nous savons de ce logis, c'est que l'administration de la Manufacture des Gobelins y fut quelque temps installée sous Louis XV, et qu'elle appartint, sous le premier Empire, à la Banque territoriale, qui l'avait achetée du domaine et qui en fit une brasserie.
Par sa limite occidentale, la tannerie de MM. Durand frères longe la Bièvre, sur laquelle un parapet qui barre la rue des Gobelins permet de retrouver par en bas la ruelle qui nous apparaissait tout à l'heure par en haut près du pavillon Julienne. En face de nous, des hommes hâlés, cuivrés et tannés, comme il convient, trempent des peaux de bêtes dans la Bièvre, et les rentrent ensuite dans leurs masures, où ils mangent et où ils dorment.
Au siècle dernier, les jardins des Gobelins n'étaient séparés que par la Bièvre des dépendances du couvent des Cordelières, fondé en 1284 par Marguerite de Provence, sœur de Saint Louis ; on y conservait le manteau royal du saint roi, et la princesse Blanche, sa fille, y prit le voile ; de là, sans doute, provient cette légende de reine Blanche qui plane comme une ombre sur les ruelles du faubourg Saint-Marceau. Deux rues aujourd'hui, la rue des Cordelières et la rue Pascal, s'interposent entre les Gobelins et l'ancien couvent des Cordelières, devenu en 1828, par les soins de M. Debelleyme, un refuge ou hôpital exclusivement
Rue du Champ-de-l'Alouette (quartier des Gobelins) réservé aux femmes ; il contient 276 lits et la mortalité décennale moyenne n'y est que de 1 sur 35,72.
Isolé au nord par la petite rue Julienne, qui conserve le nom de l'ancien entrepreneur des Gobelins, qui fut un excellent homme et un amateur très éclairé des arts, l'hôpital de Lourcine s'ouvre, à la croisée du boulevard Arago, et porte le n° 22 de la rue de Lourcine. Ce nom désigne une des plus anciennes, une des plus pittoresques et des plus sordides localités de l'ancien Paris. Tracé capricieusement à travers champs, l'ancien chemin de Lourcine, Lorcines, ou Laorcines, venu, dit-on, de locus cinerum, lieu des cendres, est à la fois tortueux, montueux, capricieux, et, pour l'achever de peindre, on l'a fait passer au-dessous du boulevard Arago et du boulevard de Port-Royal, ce qui le transforme en tunnels au milieu desquels les honnêtes gens n'aiment pas à rencontrer leur prochain, même en plein jour.